« Les meilleurs n’auront pas le pouvoir » Adrien Louis.
Dérivé de deux mots grecs, kakistos (superlatif de « mauvais ») et kratos (« pouvoir »). Une kakistocratie est donc le gouvernement des pires, des plus mauvais.
2011, aux commencements de la Kakistocratie en Tunisie
Depuis toujours, la critique des puissants, dictateurs et autocrates a constamment fait recette. Avec la perte de crédit des élites au pouvoir de l’ère de Ben Ali et la crise économique et politique que connait la Tunisie après la chute de son régime, de parfaits incompétents et assimilés ont le vent en poupe et sont tentés depuis par l’exercice du pouvoir ; certains sautent le pas et y débarquent.
Après la « révolution » de 2011 en Tunisie, la horde d’incompétents qui s’invita aux gouvernements successifs de la Troïka et ses dérivés marquera l’histoire du pays pour longtemps. Le slogan de ces incompétents : « Jusqu’à présent la Tunisie a été mal gouvernée, avec nous et grâce à notre compétence inouïe elle ira mieux que jamais. »
Au fait, la bouffonnerie permet en effet de lever le voile sur l’indicible et met à nu l’incompétence désormais légendaire d’une classe de partisans, de « technocrates » et d’opposants qui ont comme seul mérite la critique de Ben Ali ou de leurs semblables qui ont pris le pouvoir.
Le triomphe de la kakistocratie
La kakistocratie correspond bien à ce que nous constatons, du moins en Tunisie. Une bonne partie de la caste dirigeante formée pour l’essentiel dans les partis politiques ou dans l’administration publique ou mêmes dans les universités, est bien devenue une sorte d’aristocratie inversée : plus on est mauvais, plus on est promu !
Malgré des vagues de nominations qui se veulent salvatrices, mais qui sont en réalité partisanes et clientélistes dans différents postes de responsabilité à tous les étages de l’appareil administratif de l’Etat, certains observateurs s’accordent à désigner l’ère politique qui s’ouvra après 2011 comme une kakistocratie par excellence.
« L’ampleur du phénomène touche toutes les grandes administrations de l’État aussi bien au niveau central que régional. »
Brigue, ou pour le dire plus communément, copinage, loyauté et dépendance président aux nominations. Point besoin de connaître un quelconque système technique qui soit comme celui de la santé, pour qu’un ancien ministre de la « culture » de la Troïka se trouve membre décideur ayant les pleins pouvoirs au sein d’une commission technique de lutte contre le Covid-19 et qui siège côte à côte avec les virologues et les sommités du pays en médecine, tout comme il n’est pas nécessaire d’avoir jamais travaillé même un seul jour pour se trouver aux commandes d’un gouvernorat.
La veille de la rentrée scolaire, le scandale des fautes signalées dans le manuel de français destiné aux écoliers de 3e année primaire a soulevé un tollé. Toutefois, on peut affirmer qu’on n’en est pas à un scandale près et que très peu probable qu’une quelconque suite soit donnée à ces affaires à l’instar d’autres scandales révélés régulièrement dans nos établissements scolaires.
La situation de l’école publique est encore pire avec des centaines d’écoles sans eau ni toilettes et infestées de temps en temps par l’Hépatite « A » faute d’hygiène, des enseignants aux diplômes falsifiés, des instituteurs salafistes obscurantistes qui discriminent les élèves et leur font subir un bourrage de crânes à Chorbane (Gouvernorat de Mahdia), des 100 mille abandons scolaires annuels etc…
Dans une kakistocratie il est impossible de s’attendre à une quelconque démission après un ou plusieurs scandales, au contraire, plus les scandales pullulent plus on est satisfait de ses prestations.
« Dans cette aristocratie inversée, les scandales sont exhibés telles des lettres de noblesse ou bien des distinctions honorifiques. »
Peine perdue ! aucun incompétent ne rendra des comptes car ceux qui sont censés évaluer la prestation de ces nouveaux avatars de la kakistocratie, sont originaires des mêmes souches endogamiques et font carrière dans les mêmes réseaux !
Fonctionnement de la Kakistocratie
Dans l’imaginaire collectif, notre vision de la vie politique est construite sur une hypothèse souvent admise : on progresse quand on est bon, compétent, formé, en pleine convenance avec son poste de responsabilité.
Pourtant, cette règle de la compétence est loin d’être nécessaire. Des dirigeants, des cadres, des responsables sont, de l’avis général, incompétents. On peut alors à juste titre s’interroger sur comment ils (ou elles) ont été promu(e)s alors qu’il est évident qu’ils ne sont pas à la hauteur, et ne l’ont peut-être jamais été pour certains.
Quel mode d’emploi pour une kakistocratie ?
En effet, quand en avantageant un bon responsable, en le promouvant ou en étendant ses responsabilités, ou en le payant mieux, il estime que c’est une juste reconnaissance de ses capacités et ne sera aucunement sujet à la loyauté. Alors qu’en gratifiant un mauvais, on crée une dette, qui garantit un ascendant sur le long terme à celui qui a fait ce choix.
En prenant l’exemple de la bureaucratie, les nominations montrent combien les dispositifs sont en place pour que les « mandarins » de l’appareil de l’Etat puissent placer non pas de bons candidats mais bien leurs « poulains », créant ainsi la dette.
« Dans une kakistocratie, le critère n’est pas d’être bon, mais bien d’être loyal. La kakistocratie nie les qualités individuelles au profit de la loyauté. »
De génération en génération, on choisit de pire en pire, jusqu’à ce qu’on en soit arrivé à un niveau d’incompétence tel que le système n’est plus capable de distinguer entre un incompétent et un bon. A ce moment-là, aucun renversement n’est possible.
En effet, les incompétents mettent automatiquement en avant leur incompétence et se disent nuls et naturellement incompétents dans les domaines de ceux qu’ils ont nommé ; en cela, ils réconfortent car s’ils sont loyaux, ils ne convoiteront pas leur place par manque de compétence ou de savoir-faire suffisant.
Les réseaux de recrutement des incompétents vont ainsi tout faire pour que soient soutenus non pas des compétents, mais des fidèles qui ne feront pas peur en termes de loyauté.
Des compétents parias chez-eux
Le sort qu’on réserve aux compétents dans ce pays a pour effet, sinon pour objectif, de leur obstruer les voies de la réussite, de les empêcher de proposer des solutions.
Des compétents sont des réfugiés chez eux, des exilés dans différents domaines contraints à une discrétion quasi-totale par peur d’être trainés dans la boue par des incompétents. Ainsi, un vrai état de siège fut instauré par la kakistocratie sur les hommes d’Etat et les compétences de ce pays.
Et c’est ainsi que des hommes d’Etat honnêtes et compétents comme Mohamed Ghannouchi avec ses centaines de réalisations dans différents domaines, ou Nouri Jouini un des meilleurs ministres de la Tunisie et qui a pu faire drainer des milliards de dollars d’investissements ou bien Ahmed Friaa éminent ministre et scientifique et Habib Essid brillant ministre et homme d’Etat forcé à démissionner, pour ne citer qu’eux, s’éclipsent malheureusement sous peine d’être lynchés par des kakistocrates avides de pouvoir.
Une cleptocratie doublée d’une kakistocratie
La cleptocratie instaurée par le régime de Ben Ali qui n’a pas empêché, d’éminents hommes d’Etat ou de vraies compétents d’être de très grands ministres pour la Tunisie, a survécu se double désormais du règne des pires médiocres.
Le quotidien de la population est constamment secoué par des scandales connus, et parfois supposés générés par un couple macabre constitué de cleptocratie et de kakistocratie.
Ce couple ravageur est responsable de cette situation très difficile et risque de ne rien laisser sur son passage. L’effondrement du service public et du « pouvoir d’achat » se font sentir par une population fatiguée. Les crises se succèdent et s’installent plus ou moins durablement dont certaines prennent un aspect cauchemardesque.
Risque de normalisation avec la kakistocratie
Sous les coups de la kakistocratie, plus l’appareil de l’Etat se décompose, moins il devient logique d’essayer de le sauver en corrigeant ses dysfonctionnements. Au début, un dysfonctionnement est une anomalie visible par tous, choquante, et on s’attend qu’elle soit corrigée.
Lorsque peu à peu le dysfonctionnement devient la norme et tous les mécanismes subissent un grippage systémique et on n’attend plus rien. L’investissement dans le collectif, c’est-à-dire l’effort que l’on devrait faire pour corriger un dysfonctionnement, et qui est la source de création de valeur du collectif, devient de moins en moins défendable.
La roue se met à tourner dans l’autre sens : le système marche à reculons, et chacun fait ce qu’il peut pour conserver son énergie voire même pour survivre. Le désengagement devient systémique. Le désintérêt et le laisser-aller deviennent l’option normale, ce qui renforce évidemment la spirale de la décadence.
Le tableau que nous pourrions dresser de la Tunisie, sur la base de nombreux signaux fiables, se rapproche de celui brossé par l’ensemble des observateurs locaux et étrangers : la Tunisie s’effondre au bout de la décennie noire et au terme d’une lente déliquescence économique, sociale et politique. La kakistocratie est là et compte se perpétuer, hélas !
La kakistocratie n’est pas une fatalité
Une crise n’est jamais une rupture, c’est toujours un révélateur. La crise que vit la Tunisie depuis 2011 a révélé un décrochage profond et le désengagement de ses élites. Il est encore temps de la reconstruction et c’est encore possible de se relever face au danger d’un décrochage lourd et long du pays.
Le mal est structurel qui vient de plus loin et est plus profond. La kakistocratie est due à la reproduction du même scénario à chaque sursaut populaire, révolte ou élections qui veut rectifier le tir et redresser la situation du pays. On n’arrive pas à corriger le destin du pays à chaque crise et les excuses sont déjà là pour expliquer ce qu’on aurait dû faire. Il n’y a pourtant pas de fatalité. Le sursaut fait partie de l’âme des peuples et du bon sens populaire même s’il est anesthésié ou étourdi par la gravité de la crise.
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