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Par Abdelaziz Gatri – ALECA : gouvernement tunisien et U.E, après le main dans la main, le dos à dos

Par Abdelaziz Gatri – ALECA : gouvernement tunisien et U.E, après le main dans la main, le dos à dos

Après des débuts à l’eau de rose, l’idylle née il y a quatre ans entre l’actuel gouvernement tunisien et la délégation de l’U.E en Tunisie semble avoir vécu.

Qu’il est loin le temps des déclarations d’amour quand, fraîchement désigné négociateur en chef de l’ALECA pour la Tunisie, Hichem Ben Ahmed déclarait dans une table ronde tenue le 24/10/2017 : ” Aujourd’hui, nous voulons faire de cet accord un accélérateur des réformes et un stimulus de la compétitivité pour les entreprises tunisiennes afin qu’elles puissent accéder au marché européen dans les meilleures conditions “. Patrice Bergamini, Ambassadeur de l’Union européenne en Tunisie, de renchérir en saluant cette nomination comme “une décision courageuse et heureuse. Courageuse, car les négociations relatives à cet accord sont ardues et qu’elles contiennent des tabous et du scepticisme. Et heureuse, car le négociateur tunisien, Hichem Ben Ahmed, est la personne clef pour mener à bien ces négociations. Du point de vue européen, il est la personne la mieux placée pour les suivre ” a-t-il déclaré.

Pendant ces quatre années, le couple a vogué contre vents et marées, résistant aux attaques acerbes et répétées des détracteurs de l’ALECA, balayant d’un revers de la main tout leur argumentaire basé sur les risques réels que fait planer une ouverture mal préparée sur le secteur agricole et celui des services. Au fil des jours, le discours est devenu rodé et la concorde régnait.

C’est dire si les observateurs les plus avertis s’attendaient à ce qui allait se passer ce mercredi 9 avril 2019.

Déjà, on pouvait déceler les premières lézardes au sein du couple dans  cette phrase apparemment anodine extraite du discours de Bergamini, prononcé lors de la soirée de l’Europe du 14 juin 2019, organisée sur le site archéologique des thermes d’Anthonin à Carthage. Il lançait à l’assistance: “Vous l’aurez compris, ce soir, plus que de coutume peut-être pour un Ambassadeur, j’ai fait le choix de parler très directement d’autres partenaires pour l’Europe (ndlr: entendre les créateurs de mode) que celui qui reste naturellement mon partenaire naturel, nécessaire et incontournable et qui est l’Etat tunisien”. Tout ce qui est “naturel, nécessaire et incontournable” n’est pas forcément agréable, vous l’aurez deviné.

Le coup de théâtre eut lieu ce mercredi. Les sites d’information et autres journaux électroniques  ont relayé l’info. C’est le très sérieux Espace Manager qui ouvre le bal en titrant: “La Tunisie décide la suspension des négociations avec l’UE sur l’ALECA”, citant “une source informée”. Mais le meilleur est à venir et a trait à l’argument qui justifie cette suspension: ” la Tunisie ne pouvait ouvrir son marché aux produits européens alors que ceux-ci bénéficient de subventions importantes par les autorités de leurs pays dans le cadre de la politique agricole commune qui représente le budget le plus important de l’Union Européenne”. Idem pour les services.

On considère que ni les délais accordés, ni le montant de la contribution nécessaire pour la mise à niveau de ces secteurs ne sont suffisants. Cerise sur le gâteau, une suppression pure et simple des visas, rien que ça, serait exigée “si on veut parler d’équilibre des intérêts entre les deux parties”. C’est presque du mot à mot tout le discours de l’opposition de gauche, de l’UGTT et de tous les adversaires de l’ALECA.

La réplique de la délégation de l’U.E ne s’est pas fait attendre. Tel un amant trahi et comme pour consommer la rupture, le soir même, Bergamini, le fin diplomate qui avait ses entrées à la presse écrite, audiovisuelle et électronique tunisienne, a choisi le journal français Le Monde pour une interview  aux relents très peu diplomatiques. D’emblée, il lance “qu’il va falloir qu’en 2020 quelqu’un soit vraiment en charge à la Kasbah”. Est-ce à dire que l’actuel locataire n’est pas “vraiment en charge”? Constat implacable.

Et Bergamini d’enfoncer le clou, disant s’attendre à ce que le nouveau locataire “fixe des priorités stratégiques et économiques claires et dispose pour les mettre en œuvre d’une majorité stable et solide” ajoutant que “cela n’a malheureusement pas été le cas ces trois dernières années”, c’est-à-dire celles qui correspondent à la charge de Chahed. Comment l’ambassadeur peut être sûr à ce point que le nouveau locataire ne serait pas l’actuel?

En voilà deux qui ne passeront pas leurs vacances ensemble et la rentrée risque d’être électrique.

La suite est encore plus cruelle, dans laquelle l’ambassadeur dénonce ouvertement, j’allais dire vertement, “rugosités, aspérités, monopôles familiaux, ententes, apories, obstacles à la transparence et à la concurrence loyale, corruption, prébendes, marché noir, fuite des cerveaux…”.

On croirait entendre Samia Abbou dans ses harangues à l’ARP.

Et de conclure: “on m’objecte souvent qu’il faut donner du temps au temps. Moi, j’ai tendance à penser que le temps n’attend pas. Je ne suis pas trop sûr qu’un jeune de Sidi Bouzid [centre du pays] soit prêt à attendre cinq générations pour être heureux en démocratie tunisienne. On me dit : il faut faire attention, il ne faut pas bousculer. Mais ne pas bousculer quoi ? Les habitudes ? Les positions installées ? Les positions dominantes ? Personne n’aime le changement (ici), mais l’inverse du changement, c’est le déclin”.

Que dit entre temps Hichem Ben Ahmed, la personne clef pour mener à bien ces négociations selon Bergamini? Eh bien, il a déclaré ne pas être au courant de l’arrêt ou de la suspension des négociations. Si le négociateur en chef n’est pas au courant, qui l’est? En tout cas, s’il ne dit pas que les négociations sont arrêtées ou suspendues, il ne dit pas non plus qu’elles sont en train de se poursuivre, il dit tout bonnement qu’il n’en sait fichtre rien et qu’il a appris cette information dans  les médias.

Un autre Ben Ahmed, Ghazi de son prénom, président de l’Initiative Méditerranéenne pour le Développement, association à but non lucratif, basée en Tunisie et pilotée par le Centre pour les relations transatlantiques “SAIS” de l’Université privée américaine “Johns Hopkins”, mais aussi membre d’un panel de personnalités proches ou associées aux négociations, a fait une déclaration à la presse dans laquelle il a affirmé que l’information n’est “ni officielle ni confirmée”, que “les négociations ne sont ni stoppées ni gelées” et qu’elles sont “à l’arrêt pour des raisons évidentes électorales”.

Résumons: l’info (de la suspension) n’est ni officielle ni confirmée, mais non démentie et les négociations ne sont pas stoppées, mais à l’arrêt. Kafka vous salue bien.

Rappelons que jusqu’à l’écriture des dernières lignes de ce papier, ni le chef du gouvernement, ni son porte-parole, ni son ministre du commerce, ni le négociateur en chef n’ont démenti  la suspension, ce qui la rend plutôt officielle. La seule réaction est venue de Khemaïes Jhinaoui, notre ministre des Affaires Etrangères qui avait convoqué Bergamini le lendemain de ses déclarations pour lui demander des explications. L’ambassadeur peu diplomate s’était excusé de l’impact (sic) qu’avait suscité l’interview, donc pas de son contenu.

Pourquoi donc notre cher gouvernement a-t-il choisi ce moment pour prendre cette décision “révolutionnaire”?

Pour des raisons électorales évidentes, bien sûr. S’il n’y avait pas élections dans trois mois, ça aurait été la décision la plus sensée, sinon l’unique sensée,  prise par ce gouvernement en quatre exercices et moi j’aurais applaudi un acte patriotique courageux et couru prendre ma carte à Tahya Tounes (vive la Tunisie), cette émanation du gouvernement, (pro)créée in vitro et développée par transfert embryonnaire des cadres de l’Etat, ministres, secrétaires d’Etat, directeurs généraux, PDG, gouverneurs, cadres régionaux et locaux vers ce parti-éprouvette.

Quand aux déclarations fracassantes de l’ambassadeur de l’U.E, elles auraient pu être crédibles s’il n’avait déjà dépensé des années à tartiner la Tunisie et son gouvernement d’éloges et s’il n’avait pas pêché par orgueil.

Maintenant que Chahed semble avoir son idée de ce que doit être la politique de l’U.E vis-à-vis de la Tunisie et Bergamini la sienne de comment conduire les affaires à la Kasbah, à quand une permutation ?

Abdelaziz GATRI

Expert-conseiller, opérations de commerce international, contentieux douanier.

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