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Par Abdelaziz Gatri : Gouvernement : l’âge de pierre digital et le coronavirus

Par Abdelaziz Gatri : Gouvernement : l’âge de pierre digital et le coronavirus

J’ai pris part avec grand plaisir aux travaux du 33ème congrès de l’Ordre des Experts Comptables de Tunisie (OECT) qui s’est déroulé les 27 et 28 février dernier à la cité de la culture à Tunis. J’adresse à cette occasion mes remerciements les plus sincères à l’OECT pour avoir permis cette participation de façon gratuite et pour la qualité de l’accueil et l’organisation impeccable. Je salue par la même occasion le choix plus que judicieux du thème (la révolution digitale), des ateliers et des intervenants dont les interventions étaient d’un grand intérêt.

Deux d’entre eux ont particulièrement brillé pour des raisons différentes comme vous allez le découvrir.

Le premier est un ancien ministre de l’entrepreneuriat et des technologies de l’information de la république d’Estonie. Il a charmé l’assistance par sa jeunesse, son élégance, sa prestance et la clarté de son intervention. Il a exposé en peu de temps l’expérience de son pays en matière de transformation digitale qui a conduit à la digitalisation des services administratifs à 99%, à la digitalisation par défaut de tout le processus d’apprentissage et d’enseignement, à la généralisation de l’apprentissage des ICT dès le plus jeune âge et sur toute la vie, au premier rang européen et 4ème  mondial dans le classement PISA, à un ID électronique pour chaque estonien. Le nombre d’étudiants estoniens poursuivant des études en ICT est le double de la moyenne des pays de l’OCDE.

Sur le plan des échanges économiques, l’autoroute des affaires appelée X-ROAD initiée depuis 2001 couvre 3000 différents services et 900 millions d’opérations permettant une économie de temps estimée 844 ans annuellement. Cette technologie a été exportée en Islande, en Finlande, aux Iles Féroé, en Ukraine et dans d’autres pays. Le tout est couvert par un puissant système de sécurité informatique, de lutte contre la cybercriminalité et de protection des données de la vie privée. Il a conclu son exposé par une revue des plus importantes prouesses technologiques de son pays en matière de nanotechnologie et de robotique. Son intervention fut saluée par une assistance intéressée et admirative.

Le deuxième intervenant qui a vraiment « brillé » était le directeur général de l’unité d’administration électronique à la présidence du gouvernement tunisien. Il a brillé par son courage, car il en fallait pour venir discourir des réalisations inexistantes du gouvernement en matière d’administration électronique. Et ça a fait des « on va faire ceci, on va faire cela » à tout bout de champ. C’était vraiment osé de venir parler au futur, pour un gouvernement qui allait faire la passation de consigne le lendemain.

Le pronom personnel indéfini « on » se prêtait bien pour la circonstance car il renvoie aux calendes grecques le travail de l’avant-veille qu’on n’a pas été inspiré de faire la veille. Pour expliquer les retards pris dans la transformation digitale par le gouvernement, il n’a pas trouvé mieux que de désigner les coupables indiqués : la rareté des ressources humaines et financières, argument évoqué par un autre représentant de la médiocratie partante, j’ai cité Taoufik Jelassi, ancien ministre et enseignant à IMC Lausanne.

Mauvaise foi, quand tu nous tiens! Quand je pense que la Tunisie est l’un des plus grands pourvoyeurs d’ingénieurs, de programmeurs, de développeurs et de gameurs de la planète et que plusieurs lignes de crédit et autres aides mis à notre disposition sont restés intacts à ce jour,  il y a de quoi perdre son sang-froid.

Le thème de la transformation digitale évoque en moi de tristes souvenirs vécus autant dans l’administration que dans l’enseignement.

Quand j’ai intégré l’administration en 1984, la douane tunisienne était déjà la première au niveau de tous les pays sous-développés et même certains pays développés à adopter un système informatisé national de dédouanement automatisé (SINDA). Son mérite était d’autant plus grand que ce système fut confectionné et mis en place par des cadres douaniers tunisiens dirigés par feu Béchir Lahani, allah yarhmou, Directeur de la législation, des études et du tarif à l’époque, et Si Amor Ben Romdhane, un talentueux ingénieur informaticien prêté par la Compagnie des Phosphates de Gafsa pour les besoins de la cause.

Certains des membres de l’équipe continuent à ce jour à faire le bonheur des organisations mondiales et cabinets internationaux de conseil et à faire profiter les douanes de plusieurs pays de leurs  talents et de leur expertise. Je suis dans le regret d’avouer qu’en la quittant en 2017, et malgré quelques améliorations apportées à ce système et l’introduction de la plateforme TTN, notre administration n’a pas fait de grands progrès sur le chemin de la digitalisation de ses processus de gestion entamé dès 1995 avec le concours de la banque mondiale.

Théoriquement, bien des applications ont été instaurées et sont à point. Pratiquement, aucun délai n’est respecté et tout est à faire avec un support papier. Et bonjour les goulots d’étranglement, bonjour la course aux obstacles, bonjour l’arbitraire, bonjour les interventions et la corruption.

Rien qu’en novembre 2016, nous étions cinq cadres supérieurs de la douane tunisienne à prendre part à Shanghai en Chine à un séminaire international de deux semaines sur la modernisation de la douane avec la participation des douanes de plusieurs pays africains. Les responsables de la douane chinoise ont été d’une amabilité et d’une disponibilité sans limites, fidèles à la tradition séculaire de l’hospitalité chinoise.

Ils nous ont exposé la dématérialisation de leurs procédures dans le détail, nous ont ouvert les portes de leur administration et fait entrer en contact avec leurs services, nous ont fait visiter leurs institutions et leurs installations, notamment le port de Shanghai situé en haute mer et relié au continent par un pont de 32 kilomètres, où l’enlèvement des marchandises s’effectuait avec la technique du zéro papier.

A mon initiative personnelle, j’ai été reçu par les hauts cadres douaniers chinois qui m’ont exprimé leur disposition à faire bénéficier la douane tunisienne de leur expertise tant en matière de dématérialisation des formalités qu’en matière de formation professionnelle, de perfectionnement et d’équipements, étant moi-même à l’époque directeur de l’Ecole Nationale des Douanes Tunisiennes. J’avais aussi profité de la présence de cadres douaniers de plusieurs pays africains pour leur proposer de les faire profiter de l’expertise tunisienne en matière de formation professionnelle douanière, et ils m’ont fait part de leur volonté d’enclencher une coopération saine et constructive dans ce domaine.

A mon retour, j’ai fait parvenir aux autorités tunisiennes un rapport détaillé de ma mission conformément aux exigences de la réglementation en matière de missions à l’étranger (exigences pas souvent respectées), ne manquant pas de rendre compte de la disponibilité des autorités douanières chinoises à apporter leur expertise, et des collègues africains à profiter de notre cadre de formation professionnelle, ce qui pouvait représenter une opportunité exceptionnelle de coopération multipartite sud-sud. Ce rapport est resté lettre morte à nos jours.

Il faut dire que la dématérialisation des procédures avec ce qu’elle entraîne de transparence constitue une réelle menace pour les fraudeurs et autres contrebandiers qui constituent le plus grand soutien des partis politiques de la coalition au pouvoir et les amis personnels des hauts responsables.

Pour l’enseignement, c’était une autre paire de manches. J’étais en poste à Sfax en 1998 quand je fus sollicité par l’école supérieure de commerce de Sfax pour donner un cours à caractère professionnel aux étudiants de maîtrise en gestion des affaires internationales. En allant à l’institution pour mon premier cours, deux phénomènes majeurs m’ont frappé : la dictée en procédé d’apprentissage systématique et de grands travaux d’extension de l’école.

Faisant mes premiers pas dans l’enseignement à l’université, je me gardais bien de faire des reproches à « mes collègues », enseignants de longue date, sur cette aberration pédagogique qu’est la dictée dont je fus moi-même victime dans mes années d’étudiant et qui m’a valu bien des problèmes avec mes enseignants qui voyaient d’un mauvais œil le fait que je ne consentais pas à écrire ce qu’ils nous dictaient.

En effet, faire des études de gestion et d’économie et  se plier à cette pratique anti économique de la dictée était pour moi une aberration inacceptable. Mais construire des annexes à l’école, salles de classes et de conférences incluses, alors qu’il suffit de mettre les cours à la disposition des étudiants sur un site électronique, faisant ainsi l’économie du budget de l’extension, des frais de transport des étudiants et des enseignants et une économie de temps considérable, j’ai trouvé ça indigne d’une école de commerce et je n’ai pas manqué d’en faire part au directeur. Je le lui ai fait remarquer, et il m’a avancé des arguments impossibles. C’est que des travaux d’extension représentaient un marché favorable à toutes les manigances d’usage en matière d’organisation et d’exécution de marchés publics et il n’était pas question de se priver de cette poule aux œufs d’or.

Aujourd’hui en Tunisie, au niveau constitutionnel et législatif, tout est parfait en matière de principes généraux et de révolution numérique. Mais en pratique rien ne marche : légalisation de signature et copie conforme légalisée des documents sont toujours de mise, signature électronique encore pas au point, la queue est de mise pour tout service administratif… Même les services digitalisés sont plus durs et plus longs à obtenir qu’avant : essayez d’obtenir un bulletin numéro 3. Le renouvellement de la carte d’identité prend 15 jours minimum, avec exigence de production d’un certificat de résidence à délivrer par la même autorité. Kafka se serait pendu.

Aujourd’hui plus que jamais, avec le coronavirus qui sévit, l’absence de transformation digitale se fait sentir. Les choses auraient été beaucoup moins compliquées avec des systèmes de télémédecine, de télétravail, de e-learning, de e-administration, de e-justice, de e-que-sais-je.

La loi sur la télémédecine votée depuis 2018 donnant aux professionnels de la santé la possibilité d’exercer leurs activités médicales et dentaires dans le cadre de la télémédecine aurait pu être d’un grand secours aux professionnels de la santé dans cette conjoncture de propagation exponentielle du coronavirus. Mais le gouvernement s’est abstenu de prendre les décrets  nécessaires pour la rendre applicable. Le résultat est que tout acte de médecine à distance reste considéré comme un acte délictuel.

Abdelaziz GATRI. Expert-conseiller, opérations de commerce international, contentieux douanier.

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