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Par Abdelaziz Gatri : La politique des étapes, pour une élite pressée ou démissionnaire

Par Abdelaziz Gatri : La politique des étapes, pour une élite pressée ou démissionnaire

L’histoire de la Tunisie est parsemée de soulèvements violents animés par des causes justes. Aucun d’eux n’a abouti à un changement positif : on change de dominateurs, de tyrans, d’usurpateurs mais la domination, la tyrannie et l’usurpation restent. La révolte des mercenaires berbères s’est soldée par la défaite de l’armée carthaginoise dans la première guerre punique. Idem pour la résistance héroïque, mais infructueuse face aux invasions arabe, espagnole, turque puis française. Seule une armée d’envahisseurs a connu la déroute, celle de Louis IX, grâce à la peste. La révolte de Sahib Al-Himar ne connut pas un meilleur sort, ni celle de Ben Ghedhahom plus tard.

Plus récemment, la tentative coup d’Etat de 1963 fut un bide, la grève générale de 1978 un massacre inutile, la révolte du pain de 1984 a consacré Bourguiba comme héros, rien que pour avoir ordonné l’abandon d’une hausse du prix du pain que son gouvernement a pourtant décidée, que son parlement a entérinée et que lui-même a promulguée dans la loi de finances. Pour finir, la révolte du jasmin a tourné au jeu de dupes. Censée aboutir à la démocratie et à la prospérité, elle n’engendra que déliquescence de l’Etat, paupérisation de la couche moyenne et désespoir des plus démunis, avec pour cerise sur le gâteau, les ennemis de la démocratie au pouvoir.

Aucun de ces soulèvements n’a abouti. Pourtant, tous défendaient des causes justes : repousser un agresseur ou corriger une injustice.

Seule la révolution de 1952 fut un succès sans égal, car adossée à un socle d’idées bien définies et à une démarche clairvoyante : la politique des étapes.

Nonobstant la conception qu’avait Bourguiba de l’exercice du pouvoir, conception absolutiste et sans partage qui nous a coûté d’avoir manqué le train de la démocratie, et qui nous a valu Ben Ali, puis les intégristes, j’admire sa clairvoyance dans la conduite de la bataille politique qui a conduit à l’indépendance, puis à la république, fondement d’un Etat moderne, grâce à sa politique des étapes bien adaptée à la mentalité des tunisiens.

Ces réflexions sont venues se bousculer dans mon esprit à la vue des appels qui s’élèvent pour exiger la chute du gouvernement et la dissolution de l’ARP, à coups d’articles de la constitution comme cache-misère intellectuelle, ou d’appels à un sit-in Bardo Al-Karama bis. Comme si le premier avait changé quoi que ce soit à la donne politique. Les intégristes ne s’en sont sortis que plus forts et Nida a roulé ses militants et ses électeurs dans la farine du vote utile. On a sait à qui il fut utile.

Parmi ces va-t-en-guerre inconscients ou malintentionnés, personne ne fournit de perspectives sur ce qui va advenir après cette dissolution, ni ce qu’ils présentent comme alternative. Selon ces activistes du virtuel, on va damer le pion à Nahdha. Comment ? on n’en sait rien. Que va-t-il advenir de ses quelques milliers d’adhérents et des dizaines, voire des centaines de milliers d’électeurs ou de sympathisants ? Doit-on leur dresser les potences ou les expulser hors du pays ? Personne ne sait.  Par pure démission, certains choisissent d’accepter les chimères de l’abomination.

L’intégrisme n’est pas seulement une personne ou un groupe de personnes qu’on pourra passer à l’échafaud ou emprisonner pour les mettre hors d’état de nuire et s’en laver les mains. Ce n’est pas seulement des groupes armés qu’on peut mettre en déroute par nos forces armées. Les plus grandes armées du monde n’en sont pas venues à bout.

Pour cause : l’intégrisme est surtout une idéologie et on ne combat, ni ne bat, l’idéologie par la force, mais par un travail de sape fondamental, en suivant la politique des étapes chère à Bourguiba, qui prône la prévalence de l’essentiel sur l’important, la manœuvre politique sur l’affrontement direct en cas de déséquilibre des forces, le harcèlement de l’adversaire et l’acceptation de compromis médians en gardant l’objectif final en point de mire.

En dehors de l’acquisition de l’indépendance finale le 20 mars 1956 après s’être contenté d’une autonomie interne en juin 1955, deux faits éminemment historiques illustrent la pertinence et l’efficience de cette démarche :

Premier exemple : le port du voile

Le 10 août 1956, Bourguiba, président du Conseil, présentait au vote le code du statut personnel comme « une réforme radicale, voire une révolution de certains usages régnant dans le pays et contraires à l’esprit de justice et d’équité caractéristiques de l’humain ». Grace à internet, tous les tunisiens peuvent visionner la vidéo dans laquelle Bourguiba, l’émancipateur de la femme tunisienne, en plein bain de foule féminine, serrant les mains des tunisiennes qui l’embrassaient en retour, s’avance vers l’une d’elle et d’un geste à la fois paternel et libérateur, lui ôta le voile, ce « misérable chiffon » selon sa formule, dévoilant sa superbe chevelure noire, et lui tapotant affectueusement la joue.

A ses détracteurs venus lui rappeler les préceptes d’un islam rigoureux et radical, il n’hésita pas à  endosser le turban (عمامة) du mufti en leur lançant :

«أنا مسلم مثلكم، أحترم هذا الدين الذي قدمت له كل شيء،حتى ولو كان ذلك فقط من خلال إنقاذ أرض الإسلام من الإذلال الاستعماري… ولكن بحكم واجباتي ومسؤولياتي، أنا مؤهل لتفسير القانون الديني.»

« Je suis autant musulman que vous l’êtes, et je respecte cette religion à laquelle j’ai tout donné, ne serait-ce qu’en délivrant la terre d’islam de l’humiliation de la colonisation… Cependant, eu égard à mes obligations et à ma charge, je suis habilité à interpréter la loi religieuse ».

On en oublierait presque que vingt-sept ans plus tôt, le 08 janvier 1929, dans le même Tunis, Habiba Menchari, une jeune tunisienne donnait une conférence sur le thème de l’émancipation de la femme, tenant pratiquement le même discours et appelant à l’abandon de certaines pratiques séculaires signe de décadence.

Dans l’assistance, un jeune avocat inconnu, ne se contenta pas de la remettre de manière virulente à sa place, mais se chargea d’en faire lui-même le récit dans un journal du parti, l’Etendard Tunisien. Il s’appelait Habib Bourguiba. Dans son article, il reprend ainsi, de manière très sarcastique, la thèse de la conférencière : «À l’heure dite, Mme Menchari, une charmante jeune femme, est venue, le visage découvert, nous attendrir sur le sort malheureux de ses sœurs d’infortune (comprendre les tunisiennes) privées “d’air et de lumière“, vivant sous le triple carcan de l’ignorance, du qu’en-dira-t-on et… du voile. L’exposé fut vivant, pittoresque, parfois émouvant, parce que, nous assura la conférencière, profondément sincère. Il obtint un accueil chaleureux. Je demeure d’ailleurs persuadé que, si on s’en était tenu là, la cause “antivoiliste“ aurait fait un pas sérieux en gagnant à elle la presque totalité des hésitants ».

Puis, il relate, comme un exploit, sa propre intervention cinglante dans la conférence et sa position sur la question : « Avons-nous intérêt à hâter, sans ménager les transitions, la disparition de nos mœurs, nos coutumes, bonnes ou mauvaises, et de tous ces petits riens qui forment par leur ensemble, quoi qu’on dise, notre personnalité ? Ma réponse, étant donné les circonstances toutes spéciales dans lesquelles nous vivons, fut catégorique : Non ! », avant de conclure: « Décidément, il tient bon (le voile). Discours enflammés, raisonnements impeccables, conférences tapageuses, rien n’y fait. Il résiste toujours (…). À l’issue de la séance, aucune des dames musulmanes, venues pour y assister, n’a osé jeter son voile aux orties. La nuit du 4 août du voile avait fait fiasco » (L’Étendard tunisien, 11 janvier 1929).

On le voit clairement, le Zaïm a su adapter sa posture et par conséquent son discours, à la situation. S’il s’était opposé au port du voile dès le départ, il n’aurait pas obtenu l’adhésion d’une population analphabète et traditionnelle. C’est pourquoi il a cru utile, à juste titre, d’assortir son NON de la précaution «étant donné les circonstances toutes spéciales dans lesquelles nous vivons ».  Ce n’était pas un non définitif, mais de circonstance. En 1956, bien que la population soit dans le même état d’analphabétisme, il était fort de sa victoire et pouvait faire admettre ses réformes.

Deuxième exemple : l’abolition de la monarchie

Prenant la parole à l’Assemblée constituante le 25 juillet 1957, jour de la proclamation de la république et de la destitution du Bey, Bourguiba se lança dans un long réquisitoire contre la famille royale et la dynastie husseinite, frappée du sceau de l’indignité, de la lâcheté, de la perversion, de l’ignorance, de la prodigalité, de l’incompétence, de la servilité à la Porte Sublime puis à l’occupant français, de la trahison à la résistance, de la fourberie, de la dissimulation, de la bassesse, de la falsification, de la haine et du mépris pour le peuple… Rien ne leur fut épargné. Passant en revue les 250 ans d’histoire de cette lignée de « pantins chamarrés, traîneurs de sabres », il rappelle leurs intrigues, complots et rivalités de succession qui engendraient révoltes et répressions et plongeaient le pays dans la ruine, la guerre et le sang.

Même la Constitution de 1861 ne serait pour le Zaïm que le fruit de « pressions exercées par certaines grandes puissances, sans doute poussées par des mobiles inavouables, sur certains monarques, des pressions qui ont abouti à l’octroi d’un embryon de constitution »

Comment donc « exiger le respect de la volonté populaire de ceux qui, à l’endroit du Peuple, n’ont que haine et mépris, le tout compliqué par un monument de défaite ? On peut craindre qu’ils ne soient comme le virus qui sommeille dans un corps jeune et vigoureux, mais qui n’attend que le moment de faiblesse pour exercer ses ravages ».

Même après l’autonomie, Lamine Bey serait « intervenu par la voie diplomatique pour exiger de la France le maintien de ce fameux article 3 (de l’armistice de 1881) qui garantit la sauvegarde du trône. C’était un acte de haute trahison, passible d’une haute cour. Des têtes couronnées sont tombées, au cours de l’histoire, pour moins que cela ». Le Bey aurait même comploté avec les youssefiste. Alors, telle un couperet, la sentence de Bourguiba tombe: « la monarchie s’est disqualifiée », en observant au passage que « Le Peuple tunisien a atteint un degré de maturité suffisant pour assumer la gestion de ses propres affaires », cette phrase dont lui et ses successeurs n’ont prononcée qu’au moment de la prise du pouvoir. Finie, donc, la poussière d’individus ?

En réalité, concernant le mode de gouvernement et durant tout son parcours militant, il n’a jamais été question pour Bourguiba, ni pour la résistance, de république. Son ambition suprême était de faire accéder son pays à l’indépendance sous une monarchie constitutionnelle conduite par les Beys auxquels il a toujours manifesté respect et allégeance. Dans ce même discours, il poursuit : « nous avons nous-mêmes présenté régulièrement nos hommages au monarque, depuis plus d’un an, ne voyant en lui qu’un symbole, comme le drapeau ».

En effet, deux ans plus tôt, le 1er juin 1955, après avoir traversé la capitale en liesse, auréolé de « sa victoire », il rend visite au Bey et  déclare :

« Le peuple tunisien est très attaché à la formule beylicale qui, depuis deux siècles et demi, incarne sa personnalité politique. Il n’oublie pas qu’au lendemain de la première guerre mondiale ses princes ont largement aidé à la lutte de la nation pour sa liberté. Un bey régnant est mort en exil pour avoir manifesté une sympathie agissante à l’égard de l’idéal nationaliste à un moment où le mouvement populaire était pratiquement décapité. Le peuple tunisien n’oublie pas que le bey régnant a beaucoup souffert de la politique suivie par la France depuis le 15 décembre 1951 jusqu’au 30 juillet 1954. Toutes ces péripéties, ces souffrances subies en commun ont créé une solidarité profonde entre la nation tunisienne et la famille régnante ».

Il faut dire qu’à ce moment caractérisé par la fragilité de l’acquis de l’autonomie interne, il était soucieux de ne pas se mettre sur le dos le Bey, sa cour et sa smala, en plus des youssefiste. Il a su attendre son heure.

Il ne faut pas lire dans ce rappel de faits historiques avérés un quelconque dédain pour des pratiques et des postures politiques que certains pourraient qualifier, à juste titre, de machiavéliques, dans le sens le plus positif du terme. Bien au contraire : il s’agit de montrer à tous, et notamment à ceux parmi nos amis de tous bords, sans doute animés par les meilleures intentions du monde, qu’il n’est pas toujours inopportun de faire profil bas, de laisser passer l’orage, de procéder par étapes et de ne porter le coup qu’en étant certain de réussir. Il en est ainsi pour des thèmes éminemment équivoques, comme la place de la religion dans la société, la question de l’héritage, le port du voile ou tout autre sujet susceptible de diviser et de dissiper dans l’état actuel de la société, alors que plus que jamais, la nécessité du rassemblement se fait sentir.

Abdelfattah Mourou le sait pertinemment qui, dans un instant de vérité, ne se sachant probablement pas filmé, confiait à l’imam de l’excision Wajdi Ghonim que les tunisiens sont leurs ennemis, mais “qu’il vaut mieux ne pas leur opposer d’inimitié franche et que l’objectif était nos enfants et nos femmes.”

« هؤلاء خصـومنا، ونعلم أنّهـم خصـومنا. لكن لم نبـاشرهم بعداوة ظــاهرة، لأنَّ غـايتنـا أبنــاؤهم ونسـاؤهم وأحفـادهم، نحن لا نرغب فـي هؤلاء، نحن نرغب في أبنـائهم سيّـدي الكريـم، وأبنــاؤهم عندنـا اليـوم، وبنـاتهم عندنـا اليـوم، وغـايتنـا أن نفصـل أبنـاءهم عن رأيهم، والحمـد لله أنّ الله وَفّـقَ في ذلك. المـرحلة القـادمة أصعب من المـرحلة الّتـي خُضنـاها من قبل »

Voilà qui est bien expliqué.

Il est vraiment désolant de voir les plus redoutables ennemis de Bourguiba s’inspirer de sa démarche et ses plus dévoués défenseurs s’en éloigner si imprudemment.

Que nous l’admettions ou pas, une frange importante de la société tunisienne n’est moderne que superficiellement et reste globalement conservatrice, sans être pour autant fondamentaliste. Ce sont tout simplement de plus ou moins bons musulmans, déchirés entre l’appel de la foi que leur lance Ennahdha et le regard méprisant d’une certaine gauche qui les traite de غلمـان et de قطيـع. Alors, une partie d’entre eux, conduite par les ruches de faux profils Facebook de la pieuvre intégriste se rebiffe et les traite de Spahis, d’orphelins de la France, de lie de la francophonie. Et cela fait la semoule d’Ennahdha qui les récupère, comme l’ogresse de la fable, muant en mère nourricière et allaitante, faisant tourner sa meule.

Sans discernement, sous l’emprise de la déception ou de la colère, certaines élites s’en prennent carrément au peuple tout entier, qu’ils traitent d’ignorant, de bête, d’arriéré, de barbare (شعب جـاهل، شعب بهيـم، شعب متخلّف، شعب همج وما إلـى ذلك من نعـوت لا تليق من أنـاس يدّعـون الثقافة)  Est-ce ainsi qu’on le récompense de nous avoir, coup sur coup, affranchis de la colonisation et de Ben Ali au prix d’immenses sacrifices et de nous avoir donné les moyens de faire gratuitement des études jusqu’au supérieur au prix de privations inimaginables ?

Alors, que reproche-t-on au peuple au juste ? De ne pas s’être rendu aux urnes ? Quelle était l’offre ou la force politique qui présentait assez de gages de compétence, de probité, de droiture et de crédibilité pour pouvoir soulever les foules et allumer en elles la flamme de l’espoir et de la dignité ? Je vous laisse y méditer.

Faisons preuve d’humilité et d’indulgence, au lieu de stigmatiser le peuple, de l’insulter, ou même de l’ignorer. La stigmatisation est anti-pédagogique et contre productive. Nous lui devons respect, amour et considération. Ce sera le prix de son adhésion.

Abdelaziz GATRI.  Expert-conseiller, opérations de commerce international, contentieux douanier.

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