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Par Abdelaziz Gatri : Qom (lève-toi) ou le théâtre autrement

Par Abdelaziz Gatri : Qom (lève-toi) ou le théâtre autrement

Mercredi 2 octobre, à l’heure où les cafés et les bars étaient bondés de tunisiens, le regard suspendu au petit écran où se contorsionnaient 22 acteurs de football valant plusieurs milliards d’euros, nous étions quelques-uns à assister à la pièce de théâtre “Qom” (lève-toi), produite par le centre d’art dramatique du Kef, sur une dramaturgie de Noureddine Hammami et Abderraouf Haddaoui, mise en scène par Mohamed Taher Khaïrat, jouée par Abderrahman Chikhaoui, Mounir Khazri, Sihem Tlili et Noureddine Hammami.

Qom, vous l’aurez compris, n’est pas la ville sainte chiite, mais le premier mot du premier ver du poème de Ahmed Chawki, prince des poètes et poète des princes aussi, dédié aux instituteurs. “Lève-toi pour l’instituteur et comble-le de vénération. Il s’en est fallu de peu pour qu’il soit prophète.”

La pièce se joue en un acte unique, sans entractes donc, avec des scènes plus ou moins courtes, sur un décor presqu’absent.

Elle s’ouvre sur une ambiance lourde, moite, mettant les spectateurs très mal à l’aise. L’absence de dialogues lors des premières scènes fait chuchoter à un spectateur: “mais quand est-ce qu’ils vont parler?”. Il faut dire que certains  spectateurs  s’attendaient à assister à une pièce comique, puisqu’elle vient du Kef, du genre galvaudé, accentué par l’accent keffois étiré, tel que véhiculé par Lamine Nahdi.

Les acteurs se déplaçaient sur scène, avec des gestes saccadés, névrosés, incontrôlés, faits de tics qui tournent au TOC ( troubles obsessionnels compulsifs). Nos instits, dépersonnalisés par leurs uniformes, en référence sans doute  à la blouse, paraissent écrasés par tant d’années de promiscuité avec la misère, celle des élèves et de la leur, par tant d’injustices de la part du ministère, par tant de dénigrement des parents…

L’absence de décor est intelligemment compensée par un éclairage judicieux, accentué par une parfaite synchronisation entre le bruitage et le jeu des acteurs.

Peu à peu la parole se libère, libère les spectateurs, leur donne des éléments de perception.

Le partage en interne entre instits, dans l’espace fermé que sont l’école et la salle de classe, de leur désarroi et de leurs solitudes, fait d’eux des êtres consanguins, amorphes. Les vicissitudes de la vie a même pu faire de certains d’eux des êtres méchants, médisants, procéduriers, délateurs, combinards. Ils en deviennent capables de connivence avec le directeur pour faire accuser injustement l’un des leurs d’agression contre celui-ci. Au bureau de police, il est auditionné par l’un de ses anciens élèves devenu flic. La scène est du pur tragi-comique. Le policier, d’abord respectueux face à son maître, n’en oublie pas de vouloir faire son boulot. Son ton mielleux devient soudain menaçant. Mais l’instit se rebiffe, reprend le dessus. L’interrogatoire vire à l’interrogation écrite,  révélant la qualité de la science de l’un, l’immensité de la bêtise de l’autre. Mais cet autre, n’est-il pas le produit du premier?

La pièce finit comme elle commence. C’est à dire avec plus de questions que de réponses. Mais n’est-ce pas là le propre du théâtre, le vrai, de pousser le citoyen au questionnement, quitte à le déstabiliser?

À la sortie du théâtre, quelques spectateurs se délectaient à reprendre quelques-unes des répliques d’un humour acide dont sont capables les keffois pour oublier le quotidien. Rien sur la pièce et son thème. Il fut un temps où adolescents, nous étions appelés à assister à des projections de film dans les ciné-clubs, puis à en discuter le scénario, les dialogues, la lumière…

Les tunisiens ont été gavés pendant des dizaines d’années de one-man shows et de spectacles débiles et débilisants qui ont fini par achever l’embryon de culture théâtrale incubée pendant les années 60 et 70 du siècle dernier à coups de troupes régionales et de clubs de théâtre dans les lycées. Depuis Ben Ali à nos jours, que de centaines de millions de dinars engloutis dans la subvention de “mégaprojets” passéistes tels Nouba et Hadhra, qui ont fini par momifier le patrimoine. Ces spectacles sont devenus l’objet de convoitises entre familles érigées en groupes de production. Et le futur? Et le théâtre d’auteur? Et le théâtre expérimental? Curieusement, c’est à quelques troupes privées qu’à incombé la mission de la recherche en matière théâtrale.

Il est quand-même curieux de constater que les deux actuels ministres de l’Education et de la Culture sont d’anciens thuriféraires de Ben Ali. Il ne faut donc pas s’étonner que malgré le budget alloué à l’animation culturelle en milieu scolaire, seule un poignée de collèges et de lycées proposent des clubs culturels aux élèves. A se demander dans quelles poches finissent les crédits, et que la pièce de théâtre Qom produite par le centre d’art dramatique du Kef n’a été programmée dans aucun festival de la région.

Abdelaziz GATRI. 

Expert-conseiller, opérations de commerce international, contentieux douanier.

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