Politique

Par Abderraouf Betbaieb : Le naufrage diplomatique de Carthage

Par Abderraouf Betbaieb : Le naufrage diplomatique de Carthage

La Tunisie est en train de s’isoler sur le plan diplomatique, à la suite du coup d’état de Kais Saeid et aux mesures d’exception prises dans le cadre de l’état d’exception depuis le 25 juillet 2021.

La crise socio-économique et sanitaire en Tunisie a servi de prétexte idéal à Kais Saeid pour invoquer le « péril imminent », limoger le Chef du gouvernement, suspendre les activités du Parlement, museler l’opposition, barricader les manifestations, violer les droits de l’homme et suspendre des chapitres entiers de la Constitution.

Rappelons tout de même que Saeid depuis sa montée au pouvoir en 2019, a sciemment joué la carte du pourrissement de la situation politique et de la décomposition systématique des pouvoirs publics pour précipiter l’effondrement de l’ordre constitutionnel tunisien, s’octroyer les pleins pouvoirs et baliser la voie à son projet saugrenu et lâchons le mot : fortement inspiré du « livre vert » du Colonel Kadhafi.

Un pays au ban des nations

Cette interruption du processus démocratique a été confrontée au début par beaucoup de méfiance et d’inquiétude de la part de la communauté internationale qui a préféré ne pas aller vite en besogne en attendant de décrypter les intentions réelles du Président.

Pendant des mois, on a certes assisté à un entrechat diplomatique tendant à interpeller le Président Saied pour endiguer la décadence du pays du Jasmin flétri, rétablir l’ordre constitutionnel et institutionnel et maintenir le pays dans le sillage de la démocratie. Peine perdue. Il reste opaque à tout dialogue.

Au fil du temps, Saied, empreint d’une forte mégalomanie, est vite tombé en disgrâce aux yeux du monde libre qui commençait à prendre conscience de ses tribulations dévastatrices et ses frasques grotesques dont notamment le décret présidentiel 117 du 22 septembre 2021 abrogeant implicitement l’ordre constitutionnel en Tunisie et enlisant le pays dans une dérive vers l’irréparable.

Passant outre ces déconvenues, la communauté internationale a commencé à prendre plus de latitude pour faire valoir son soft power face à un régime embrouillé et agrippé à un discours empathique abondant dans l’autosatisfaction coquine et les idées jacobines.

Les Etats Unis, l’Union européenne, le G7 et autres bailleurs de fonds s’accordent à souligner que le retour à la légalité constitutionnelle est la seule base sur laquelle pourrait s’esquisser une solution politique dans un processus inclusif et transparent, impliquant une large participation des forces politiques et sociales du pays, suivant un calendrier précis, pour permettre le retour rapide au fonctionnement des institutions démocratiques.

Malheureusement, ces appels et prises de positions ont été ignorés par Kais Saeid qui a alterné tantôt une attitude subversive en ressassant les mêmes litanies soporifiques (mensonges, rumeurs, complots et j’en passe) tantôt une posture belliqueuse en donnant à ce remue-ménage international le relief d’un combat pour la souveraineté nationale.

Il est allé jusqu’à mordre la ligne jaune des convenances diplomatiques en désavouant, le 14 octobre 2021, l’Ambassadeur des Etats Unis Donald Blum, en lui faisant part de toute sa consternation quant à l’immixtion américaine dans les affaires internes de la Tunisie. Au passage, il n’a pas manqué d’adresser une injonction expresse au Congress américain de s’en tenir au carreaux. Quelle ironie.

Cette attitude belliqueuse qui a mis en émoi toute la communauté diplomatique a pris une tournure anecdotique, le jour où il a non seulement fustigé les agences de notation en les sommant de ne plus se mêler des affaires de la Tunisie mais aussi lorsqu’il a accusé publiquement des hauts responsables tunisiens (sans les nommer) de détournement de fonds alloués à la Tunisie par les partenaires étrangers.

Cette énième bourde laisse entrevoir une méconnaissance totale des règles de base régissant la coopération internationale mais plus grave, elle entache la crédibilité des bailleurs de fonds qui ont généreusement soutenu la transition démocratique en Tunisie en les accusant de complicité criminelle et de pratiques frauduleuses.

La Tunisie de plus en plus marginalisée

Ces dérives du sérail ont sans doute mis le pays a la sellette comme en attestait la dégradation de la note souveraine par l’Agence de notation Moody’s, le 14 octobre 2021, qui a évoqué de fortes incertitudes dans ce pays qui traverse une lourde crise économique sur fond d’instabilité politique. Cette dégradation est venue confirmer l’impossibilité à la  Tunisie d’accéder aux financements étrangers dont il aura besoin pour survivre au cours des prochains mois. Si d’importants financements ne sont pas sécurisés, il existe un risque de défaut de paiement du pays.

Et comme un malheur ne vient pas seul, le 18eme Sommet de la Francophonie initialement prévu les 20 et 21 novembre 2021 à Djerba a été reporté d’une année. Bien que la raison annoncée de ce report soit le retard dans les préparatifs, les observateurs s’accordent à reconnaitre que les vraies raisons sont politiques telles qu’exprimées par le Ministre canadien des affaires étrangères : « L’instabilité politique et l’absence d’un cadre constitutionnel et du Parlement ».

Enfin, le coup de grâce est venu de l’administration américaine qui a exclu la Tunisie du Sommet pour la démocratie qui s’est tenu à Washington les 9 et 10 décembre 2021. Un sommet auquel étaient convié plus de 120 pays. La symbolique y est là.

Par conséquent, Il serait pernicieux de se voiler la face et de persévérer dans la cécité. Désormais la coopération financière, vitale pour la de la Tunisie, est conditionnée par un retour, illico presto, à l’ordre constitutionnel et par un engagement ferme en faveur d’un programme gouvernemental inclusif, transparent et réel. Après tout, les dettes accordées aux régimes défaillants sont qualifiées « d’odieuses ». On murmurait dans les arcanes du pays que certains notables du Golfe lui ont miroité l’illusion des monts et merveilles. Voilà, les rêves évanescents finissent toujours à vau-l’eau.

L’imbroglio diplomatique

La diplomatie tunisienne a perdu son âme. Elle n’est plus à l’image de ce pays qui a émerveillé le monde entier par sa capacité au dialogue et à gérer ses propres crises et qui lui a valu le prix Nobel de la paix en 2015.

Sous l’ère de Kais Saied, cette diplomatie a essuyé des griefs acerbes du fait du manque flagrant de vision cohérente, d’une inconscience du modus operandi des réalités géopolitiques et de la perception d’incohérence et de flottements dans les prises de position bilatérales et multilatérales. A vrai dire, « On est toujours ignorant quand on n’a pas l’expérience ».

Le Président Saied qui s’est montrée incapable de porter la voix de la Tunisie, de rassurer les partenaires et de poser les jalons d’une nouvelle vision, a brillé par son absence aux grandes échéances internationales. Il n’y voit pas l’intérêt. En janvier 2021, il a décliné l’invitation adressée par la Chancelière allemande Angela Merkel, pour participer à la Conférence de Berlin consacrée à la crise en Libye. La liste des rendez-vous manqués ne s’arrête pas là : Le Sommet de l’Union africaine les 9 et10 janvier 2020, le Sommet « Compact with Africa » organisé dans le cadre du G20 en Allemagne, le Sommet Chine-Afrique le 17 juin 2020, le Forum de Paris sur la Paix du 11 au 13 novembre 2020, le Forum de Davos du 25 au 29 janvier 2021, la 76eme Session de l’Assemblée générale des Nations Unies à New York le 17 septembre 2021 et de nouveau le sommet de l’union africaine des 5 et 6 février 2022 à Addis…

De surcroit, le manque de discernement de l’outil diplomatique a provoqué des crises internationales comme ce fut le cas avec l’Ethiopie sur le dossier du barrage de la renaissance en septembre 2021. Une autre crise a éclaté avec le Maroc en septembre 2021 suite au vote controversé sur la question du Sahara occidental.

Faut-il rappeler également que la Tunisie a subi en novembre 2020 pour la première fois de son histoire une sanction disciplinaire de la part de l’Union Africaine pour non-paiement de cotisation.

Enfin, dernier lièvre levé dans ces fourrés diplomatiques impénétrables, celui de la gestion opaque du dossier de la migration clandestine. En effet, la société civile tunisienne a ébruité, en octobre 2021, un accord conclu en catimini avec l’Italie accélérant les déportations forcées de tunisiens. Encore une fois, il fait fi aux constances de la diplomatie tunisienne qui a longtemps défendu le nexus développement / sécurité, préférant s’en tenir à une gestion strictement policière qui ne manque pas de compromettre les intérêts suprêmes de l’Etat tunisien et de souiller la dignité de tout un peuple. N’est-ce pas là un crime de traite des personnes ?

Une diplomatie de régime

La diplomatie tunisienne qui a longtemps conservé un magistère déontologique et un vernis de bonne conduite républicaine a tragiquement sombré dans des pratiques qui s’apparentent à « une diplomatie de régime » dont le seul objectif est de soigner l’image du Chef qui se bat pour défendre et étendre son pouvoir absolu.  Un régime qui cherche désespérément une reconnaissance internationale et qui ne la trouve qu’au prix d’un alignement aveugle dans le jeu plus que périlleux d’axes régionaux opposés.

Cet imbroglio dans lequel il s’est empêtré s’explique en partie par la marginalisation d’un pilier de l’Etat tunisien : le Corps diplomatique. En effet, les derniers événements ont montré que Carthage ne s’appuie pas sur les rapports des hauts cadres des affaires étrangères pourtant habitué à marcher sur des charbons ardents mais plutôt sur les ragots colportés dans les caniveaux des réseaux sociaux et par les fins limiers de l’intox. Quel gâchis !

Conclusion

Alors que la Tunisie est assaillie par des défis dont elle n’a pas coutume et qui requièrent de sa part de nouvelles approches ou la diplomatie joue un rôle essentiel eu égard le fait que ces défis ne sont pas uniquement d’essence nationale, mais ont des origines et des répercussions qui dépassent les frontières du pays, prioritairement ceux du voisinage immédiat. 

Une telle situation est d’autant plus dommageable à la Tunisie que sa position stratégique la voue, plus que tout autre pays, à l’ouverture, à l’échange et à la médiation. Par conséquent, aucune tendance politique ne peut la passer à la trappe.

L’histoire nous a appris que les relations de la Tunisie avec ses alliés traditionnels les plus solides sont si étroites que la morosité de l’un rejaillit immédiatement sur l’autre.  Dans un monde de plus en plus globalisé, il est inadmissible d’hypothéquer gravement l’avenir du pays et de conduire en regardant uniquement dans rétroviseur.

Abderraouf BETBAIEB

Ancien ambassadeur

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