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Par Habib KARAOULI – Francophonie et maitrise des langues: Une question mal posée

Par Habib KARAOULI – Francophonie et maitrise des langues: Une question mal posée

A chaque jour suffit … sa polémique. L’opinion publique tunisienne, alimentée par des porte-voix en mal de renommée et de sujets de discorde, est prompte à se saisir de toute occasion pour s’étriper et fragiliser davantage le socle commun du vivre ensemble. Le XVIIIème sommet de la francophonie tenu à Djerba a été l’occasion d’échanges et de prises de position aussi tranchés les uns que les autres.

A ceux qui se félicitaient du choix de notre pays pour abriter cet évènement international en rappelant que le Leader Bourguiba en était un des quatre fondateurs, répondaient ceux qui estimaient que l’on ne faisait que consacrer la langue de l’occupant, que c’est une menace pour notre langue arabe et qu’il fallait y substituer l’anglais et renforcer l’arabe. Comme si ces deux langues n’étaient pas celles de l’occupant ? Toute langue « nationale » a été, à un moment ou un autre, la langue de l’occupant ou à tout le moins celle du groupe dominant.

Ce genre de polémique est devenu récurrent et se nourrit de tout impair ou faux pas. Beaucoup d’encre, et de bile, a coulé après la dernière bévue, pour rester magnanime envers les responsables d’un secteur pour lequel je voue un immense respect et qui travaillent dans des conditions déplorables, des fautes élémentaires dans le manuel de français de la 3ème année de base.

Ce n’est pas la première et ne sera malheureusement pas la dernière.

Le livre de français en question, par l’énormité des fautes commises, a focalisé l’attention. Mais qui peut nous certifier que ce n’est pas également le cas dans d’autres manuels. Il ne peut s’agir d’un cas isolé. A n’en point douter, ici, toute la chaine de production des supports pédagogiques est défaillante. Absence ou non-respect des procédures de validation et d’édition. Déresponsabilisation individuelle et déficit d’incitative.  A l’image de la situation où nous sommes. Aucun secteur n’est épargné. Il ne peut y avoir d’îlot d’excellence dans un océan de médiocrité. Les rares digues qui résistent finissent par céder et sont submergées dans ce climat de déliquescence générale.    

Tout ce brouhaha nous interpelle en fait sur la problématique majeure de l’éducation et de la place des langues dans notre système d’enseignement. De même, elle peut être les prémices d’un effondrement global de notre système d’enseignement public qui n’a pas résisté trop longtemps au travail de sape systématique d’apprentis sorciers sans vision et sans véritable compréhension des enjeux du développement durable d’un pays.

L’éducation en est l’enjeu essentiel qui conditionne et détermine les autres. La question du manque de ressources n’est qu’un prétexte à l’inaction. Il est surtout question de vision et de stratégie élaborées dans la sérénité et associant toutes les parties prenantes. Or, force est de constater que depuis la Loi 1991 relative au système éducatif, initiée par Feu Mohamed Charfi, aucune réforme structurante n’a été engagée.

Celle-ci dispose justement de : – « (…) Donner aux élèves la maîtrise de la langue arabe, en tant que langue nationale, de façon qu’ils puissent en faire usage, dans l’apprentissage et la production, dans les divers champs de la connaissance : sciences humaines, sciences exactes et technologie.

– Faire en sorte que les élèves maîtrisent une langue étrangère au moins de façon à leur permettre d’accéder directement aux productions de la pensée universelle, technique, théories scientifiques, et valeurs humaines, et les préparer à en suivre l’évolution et à y contribuer d’une manière propre à réaliser l’enrichissement de la culture nationale et son interaction avec la culture humaine universelle. » On ne saurait trouver meilleure définition !

Ce cadre conceptuel est-il respecté ? Evidemment pas. D’aucuns se complaisent dans ce climat délétère et semblent s’accommoder de la situation. En effet, on entend de plus de voix s’élever pour limiter, corseter les libertés, censurer, étouffer, inhiber l’initiative, réduire les aspérités et bannir toute différence ou originalité. Même l’expression à travers cet idiome qu’est la langue n’y échappe pas. L’apprentissage d’une langue étrangère deviendrait-il un enjeu politique ?

La question n’est pas nouvelle. Dans ce registre, les populistes et autres démagogues sont légion. Les politiques ne sont pas en reste. Certains  avaient initié le mouvement, fin janvier 2019, pour annoncer le dépôt d’un projet de loi visant à faire de l’utilisation de la langue arabe une obligation dans tous les secteurs, [Il s’agissait d’une initiative législative qui avait pour objectif l’ancrage de la langue arabe, sa consolidation et la généralisation de son usage conformément aux dispositions de l’article 39 de la Constitution de 2014]. Cette annonce avait été relayée par divers courants avec des arguments dont la pertinence et la cohérence n’étaient pas les points forts.

En vertu de cette initiative, le mélange entre la langue arabe et une autre langue étrangère sera également interdit. Il s’agira, également, de faire de la langue arabe la langue primordiale notamment sur les affiches publicitaires ou encore sur les panneaux de direction.

Cette proposition vient renforcer l’arrêté que le conseil municipal de Tunis avait précédemment promulgué fin 2018. Un arrêté obligeant les propriétaires de magasins à utiliser la langue arabe pour leurs enseignes. Une décision qui visait à « (…) appuyer l’identité arabe chez les Tunisiens ainsi qu’à instaurer l’indépendance culturelle ».

Si l’objectif est d’éviter que ne s’installe une espèce de pidgin ou langue mixte [i.e. le chinglish qui est un mix d’anglais et de chinois, le hinglish, le spanglish, …], comme le rappelle régulièrement la HAICA à divers médias en n’hésitant pas à les sanctionner, il est tout à fait louable et il faut travailler en ce sens. Jusque-là rien de bien original. Sauf q’une loi similaire existe depuis l’ère Ben Ali et s’applique déjà rigoureusement dans l’administration et ses corollaires.

Or, dans la vie de tous les jours, nous sommes dans une situation de diglossie voire de triglossie de fait due à notre histoire et aux brassages culturels successifs durant plusieurs millénaires.  Pourrait-on contrôler cela dans l’espace public ?

Se déconnecter du monde !

Outre le fait que les textes concernant l’obligation de l’utilisation de l’arabe dans l’administration existent déjà, sont appliqués et c’est heureux. C’est au niveau symbolique que cela m’interpelle. Où voit-on que la langue arabe est menacée ? Qui la menace ? Y’a-t-il des études spécifiques sur le sujet ? Est-ce confirmé par les spécialistes ?

Bien au contraire, tout atteste qu’elle est en pleine progression depuis que la parole est libérée. Parce que c’est un choix et une réappropriation et non une contrainte. Les Tunisiens sont, à juste titre, fiers de leur langue qui est une des plus belles et des plus riches au monde. Qui peut décemment arguer qu’en limitant l’apprentissage et l’utilisation d’autres langues, l’arabe s’en trouverait ipso facto renforcé ? Est-ce que toute langue étrangère est consubstantiellement dépersonnalisante et aliénante ? Que cherche-t-on à travers cet excès de défiance vis-à-vis des langues étrangères ? Protéger une identité menacée ? Cliver davantage la société ? Nous isoler encore plus du reste du monde ?

Pour paraphraser Alain, je crains l’homme d’une seule langue a fortiori quand il s’en targue et voudrait en faire la règle pour tout le monde. Goethe disait, “Celui qui ne connaît pas les langues étrangères ne connaît rien de sa propre langue “

Démarche auto-excluante

Ceux qui prônent cette démarche devraient, plus que d’autres, se rappeler ce Hadith qui est un programme à lui tout seul : ”Celui qui apprend la langue d’un autre peuple, se préserve de ses méfaits “ [traduction libre]. Sans revenir sur le « butin de guerre » cher à Kateb Yacine, toute langue nouvelle est un facteur d’enrichissement et de compréhension mutuelle. Ou plus poétiquement, ce que disait Maxime Gorki : ”Qui apprend une nouvelle langue acquiert une nouvelle âme “. Ou encore plus prosaïquement, ce que les arméniens du Liban disent « celui qui ne parle pas 4 langues est un sourd muet ».  

Alors de grâce, épargnez-nous ces débats inutiles, conflictogènes et concentrons-nous sur l’essentiel : nous remettre à travailler, … et peu importe en quelle langue.

Habib KARAOULI

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