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Par Hadi Sraieb- La gouvernance par les nombres…. soigneusement sélectionnés !

Par Hadi Sraieb- La gouvernance par les nombres…. soigneusement sélectionnés !

Nous empruntons ce titre, en partie, à Alain Supiot, juriste français spécialiste du droit du travail, de la sécurité sociale et de philosophie du droit. Il est professeur au Collège de France.

Le discours actuel sur « la crise économique» et plus particulièrement sur « la crise des finances publiques » de la Tunisie continue à être élaboré par la grande famille de la technocratie économique et administrative.

Les agrégats macroéconomiques font l’objet d’une attention minutieuse, tandis que d’autres données tout aussi importantes sont négligées ou occultées.

Des plaidoiries parfois différentes mais convergentes, corroborent toutes un même récit anxiogène et injonctif.

Des prescriptions, qui sans surprise, débouchent sur l’impératif de réformes dites structurelles sans que jamais la réalité économique et sociale soit questionnée et restituée dans toute sa complexité et ses contradictions.

Rappelons à toutes fins utiles que le discours macroéconomique orthodoxe est constitutif de l’art de gouverner en Tunisie depuis des lustres.

Force est toutefois de constater et qu’en dépit du mouvement social qui a mis à mal la pertinence des choix de politique économique durant plus d’une décennie, le discours, lui, n’a pas été foncièrement remis en cause.

La macroéconomie classique continue à structurer le champ du possible, elle apparaît pour ce qu’elle est réellement: un élément du processus de légitimation (conscient ou inconscient) du régime économique général et de son ordre social qui perdure !

Le discours reste, pour l’essentiel, centré sur la croissance (de quoi ? pour qui ?), l’impératif de la compétitivité et de la sacro-sainte stabilité macroéconomique.

Cette dernière est, elle-même, réduite à la maitrise des déficits publics (hors recouvrement), de l’inflation (officielle mais fallacieuse), de l’endettement de l’Etat (pas de celui du privé). Du coup, on est en droit de se demander si ce respect appuyé et réitéré de l’orthodoxie ne servirait pas, -tout compte fait-, à s’attirer les bonnes grâces des partenaires financiers, et singulièrement de celles du préteur en dernière instance !

La construction du discours macroéconomique actuel, -au-delà de ces variations-, exige en premier lieu que les informations soient sélectionnées.

Les chiffres sont véritablement mis en scène.

Ainsi peut-on observer que l’orthodoxie macroéconomique en matière budgétaire cible et polarise toute son attention sur le déficit primaire mais sans jamais questionner les rendements réels par type d’impôts, en l’occurrence les montants considérables restant en contentieux ! 

Il est aussi question des pertes abyssales du secteur public (confondant au passage celles d’entreprises commerciales avec celles d’organismes sociaux), mais oubliant le fait que les entreprises publiques des phosphates et des hydrocarbures ont couverts pendant des années l’intégralité des pertes de tout ce secteur public !

L’obsession des agrégats macroéconomiques de l’économie formelle va jusqu’à perdre de vue le fait majeur qu’un tunisien sur deux en âge de travailler n’appartient pas à cette économie formelle et est donc invisibilisé.

Les nombres et grandes masses retenus sont présentés en fonction de leur pertinence par rapport au discours de la nécessaire évaluation « normative » (mais manifestement amnésique) de l’économie tunisienne.

Ainsi, l’absence de données précises sur la distribution des revenus et la richesse permet d’affirmer sans la moindre démonstration plausible que les subventions aux produits alimentaires ne bénéficient que marginalement aux couches populaires.

Le raisonnement orthodoxe prend alors une tournure astucieuse mais sans consistance en avançant l’idée du ciblage des populations vulnérables sans préciser où celles-ci commencent et finissent.

Il est vrai que les bailleurs ont le bon goût de ne pas jeter un regard trop approfondi sur les données sensibles politiquement (pauvreté, inégalité), que cela soit par négligence, par bienveillance ou par indifférence.

Des bailleurs qui rappelons-le ont aussi fait le choix d’accepter une définition et un indicateur de calcul qui sous-estiment les chiffres véritables du chômage.

Notons, toutefois, et à proprement parler, qu’il n’y a pas de plaidoyer unique et consensuel proposé par les élites académiques (en l’occurrence dépassées par les experts comptables improvisés en économistes) qui s’imposerait d’emblée tant aux gouvernant qu’aux gouvernés.

Mais une série de « variations discontinues autour du diagnostic et des remèdes » que les uns et les autres utilisent à leur manière, selon des stratégies diverses mais qui finissent malgré tout par produire ce discours obnubilé par le rétablissement des comptes publics, mais sans le moindre prolongement prospectif !

En suivant la doxa internationale ordo-libérale et les critères de « bonne gouvernance », la macroéconomie orthodoxe du moment apparaît comme une sorte d’entêtement intellectuel mais avec des arrières pensées à peine voilées: Celle d’asseoir de nouveau une respectabilité internationale, favorisant l’afflux de fonds extérieurs mais sans destination précise.

Mais aussi et accessoirement celle de se draper d’une légitimité interne d’autant plus efficace qu’elle semble quasi unanime. Peu importe à ce discours (qui a perdu toute distance critique) que l’Etat ne produise toujours pas de comptes consolidés, que le système bancaire soit englué par des taux exorbitants de créances irrécouvrables, que des milliers de gens aient décidé à contrecœur de quitter le pays, que la pauvreté ou plus largement la précarité croissante aient pris des dimensions inconnues jusqu’ici.

Mais mon bon monsieur, répètent à l’unisson nos chantres de l’orthodoxie des « grands équilibres » soyons pragmatiques, toutes ces questions sont hors du champ de nos problématiques !

Penser la transition économique, la sortie de l’économisme étriqué et perfide, nécessite que ces questions soient ouvertement posées et qu’elles remplacent, autant que faire ce peu, les alibis abstraits et formels, sur la nécessité de « répondre aux objectifs de la révolution ».

Dire avec un cynisme et une morgue assumés que les réformes seront difficiles et douloureuses (pour qui ?) toutes exclusivement centrées sur l’Etat et son périmètre, témoignent si besoin était du caractère révolu, archaïque de cette macroéconomie si peu englobante, en fait.

Toutefois force est de lui reconnaitre qu’elle légitime l’absence de réflexion sur un modèle de développement alternatif…trop d’intérêts contradictoires sont manifestement en jeu !

Cette continuité macroéconomique remarquable et pour surprenant que cela puisse paraitre (les mêmes réformes étaient déjà préconisées du temps du régime déchu, puis actualisées après sa chute) peut aussi être interprétée comme un refus délibéré de prendre concrètement en compte les ressorts socio-économiques du mouvement révolutionnaire (pris au sens non politicien du terme), celui d’une bifurcation revendiquée de trajectoire vers un devenir économiquement plus viable et socialement plus équitable.

 

Hédi Sraieb, Docteur d’Etat en économie du développement

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