Economie

Par Hadi Sraieb – La maltraitance sociale : angle mort du modèle économique

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Usons d’une métaphore !

L’angle mort est une zone inaccessible au champ de vision du conducteur (ici la sphère dirigeante politico-économique) depuis les rétroviseurs (indicateurs statistiques). En effet, le conducteur voit principalement devant lui et très partiellement sur les côtés. De fait et depuis plus d’une décennie la question sociale demeure précisément cet angle mort dont on ne perçoit que le flou de quelques rares paramètres qui signalent son existence (travailleurs sans contrat, taux de chômage, valeur du SMIG, taux de pauvreté…). Une question qui revient périodiquement sur les devants de la scène lors des négociations entre l’Etat et les partenaires sociaux ou lors de soubresauts revendicatifs.

La question sociale est et reste considérée comme une simple résultante de la croissance économique comme le confirme le paralogisme ambiant: « On ne peut partager que ce que l’on a produit ». Le social vient donc après l’impératif de la compétitivité, de la nécessaire modération salariale, de la réduction des charges sociales, de l’allongement de la durée du travail et du recul de l’âge du départ à la retraite.

 Le caractère étroit, partiel voire partial, des indicateurs statistiques et la frénésie de classements internationaux douteux, ne permettent à aucun moment de saisir toutes les dimensions de sa complexité et sa globalité. La condition salariale qui en est l’expression directe, n’est jamais pensée comme l’enjeu majeur de la cohésion de la société. Le social est tantôt perçue comme simple facteur de production tantôt comme consommateur… mais dans tous les cas et toujours comme principale variable d’ajustement !

L’indifférence à l’égard de la question sociale est indubitablement à l’origine des troubles que traverse le pays depuis plus d’une décade. Au lendemain de la révolution toutes les forces politiques amenées à diriger le nouvel Etat se sont montrées proprement incapables de proposer et conduire la transformation progressive d’un modèle économique et social à bout de souffle, exténué, dans l’impasse. Chacune à sa manière, ces forces se sont évertuées à maintenir un semblant de statu-quo, n’osant ne toucher à rien ou presque, si ce n’est à s’enferrer dans une fuite en avant éperdue. Sans doctrine ni boussole, ni le moindre programme, la mission historique de ces forces issues de l’opposition à l’ancien régime est épuisée, comme le laisse transparaitre le moment présent. L’insécurité économique en se propageant insidieusement à l’ensemble de la société a causé des ravages insupportables. Les effets de ce déni sont bien là ! Des cohortes de travailleurs jetables, de déclassés des banlieues et des régions de l’intérieur, de chômeurs endémiques, d’exclus des campagnes, de jeunes diplômés précarisés, de professions libérales prenant le chemin de l’exil, des familles modestes menacées par la pauvreté, toutes ces couches populaires et moyennes angoissées par les effets brutaux du paradigme libéral et mondialiste, exigent désormais réparation autour du triptyque « travail, liberté, dignité » !

La maltraitance sociale, car c’est bien de cela qu’il s’agit, s’adresse désormais à toute une société qui semble avoir perdu de vue ses repères et qui peine à trouver une issue plus satisfaisante. En s’installant et en se généralisant la précarité-vulnérabilité signifie d’emblée la peur du lendemain. Elle empêche de penser sa vie, et oblige à penser sa survie, or comme chacun sait la vie n’est pas la survie. Dans un tel contexte, délinquances et violences de toutes sortes ne peuvent que s’exacerber ! Des franges entières de la population se sentent désormais abandonnées, livrées à elles-mêmes, que le discours de diversion de la lutte contre les corrompus, les contrebandiers, les fraudeurs ne suffit plus à convaincre. Sur un tel terreau social d’anxiétés, de rancœurs et de colères sourdes, il était prévisible que resurgisse le mythe de l’homme providentiel.

A l’autre bout du spectre social, les fractions les moins exposées, à l’abri du besoin, disposant des capacités de se projeter n’ont d’yeux que pour le redressement et la reprise de la croissance. Cette reprise passerait par une purge de l’Etat, des déficits jumeaux, des pertes abyssales des entreprises publiques confondant en la circonstance effets et causes d’une crise, crise qui est d’abord et avant tout sociale.

Le diagnostic commun partagé par l’essentiel des élites et relayé par une presse complaisante, -pour ne pas dire complice-, n’en finit pas de dénoncer les turpitudes de l’Etat seul responsable, à quelques malfrats près, par sa mauvaise gouvernance des dysfonctionnements et des déséquilibres en tous genres. « Le pays vit au-dessus de ses moyens », nous dit-on, il est grand temps de mettre en œuvre les dites « réformes structurelles ». Une litanie qui contrairement à ce que croit nombre de concitoyens n’a rien de nouveau. Ces réformes étaient déjà dans les cartons du régime déchu: Réduire la compensation, épurer les comptes sociaux, tailler dans les sureffectifs de l’administration et des entreprises publiques. Une potion austéritaire sans autre forme de procès, remise au goût du jour et qui tient lieu d’alternative là où prédomine une profonde « crise de sens ». Qu’à cela ne tienne, ces réformes auront pour effet de « restaurer le climat des affaires » (traduisez nouvelles perspectives d’espérances de gains) et assurer ainsi la reprise des investissements privés, seuls capables d’impulser une nouvelle croissance (cette fois-ci, c’est juré) « inclusive et durable ». Des mots vides de sens et pour ainsi dire malades !

Faut-il encore le marteler, la crise actuelle marquée par une défiance tous azimuts tant à l’égard du pouvoir politique que des élites est une crise de légitimité ou si l’on préfère une crise de finalité: la croissance de quoi ? Et pour qui ? Il n’y a jamais de réponses satisfaisantes à ces questions

Ce qu’attend la société c’est l’énoncé d’une perspective fondée sur un objectif renouvelé d’émancipation tout autant collective qu’individuelle (l’ascenseur social actuel étant en panne) qui pourrait graduellement conduire à une transformation sociale mais cette fois-ci consentie car porteuse de sens !

Comme dit le sage : « les gens ne veulent plus perdre leur vie à la gagner »

Hadi Sraieb, Docteur d’Etat en économie du développement

 

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Publié par
Tunisie Numérique
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