Par Hadi Sraïeb : « L’économie de rente : Source de tous nos malheurs ? »

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Largement promue dans les publications des institutions internationales (BM et FMI), la notion de rente appliquée à l’étude des économies en développement connait un regain d’intérêt pour ne pas dire un succès inespéré auprès de certaines élites! Un succès qui demeure cependant ambigu car l’usage même du terme “rente”, -concept importé de l’économie politique (revenu du propriétaire de la terre)-, est censé désormais servir à lui seul de cadre unifié, descriptif et explicatif, à la crise systémique que connait notre économie (inefficience et inégalité).

Cette approche très en vogue ces derniers temps, se présente comme un nouveau paradigme mettant en évidence des mécanismes de captation de valeur à l’œuvre (législatifs, institutionnels, politiques) qui conduisent au bout du compte à une croissance bridée et atone, déséquilibrée, puissamment inégalitaire.

Logiques de captage et contrôle de la création de valeur qui déboucheraient en cascade sur: la montée inexorable de l’économie informelle, les crispations corporatistes, la raréfaction « artificielle » des opportunités. En d’autres termes, les pratiques de rétention ou de recherche de rente (rent-base, ou rent-seeking) omniprésentes dans la plupart des circuits et secteurs économiques auraient conduit à l’impasse dans laquelle s’est enfermée l’économie, ses acteurs comme ses pouvoirs politiques.

Force est de reconnaître que cette démarche (la partageant en partie moi-même) a une part de vérité qui trouve sa justification dans l’observation des difformités et turpitudes que connait le fonctionnement de notre économie depuis des décennies et qu’a révélé au grand jour la crise révolutionnaire.

Mais que dit cette approche théorique au juste ?

L’économie de rente (plus exactement du profit protégé) s’organise autour d’un faisceau de relations de connivence (pour ne pas dire incestueuses) entre les tenants de l’Etat et diverses entités économiques (individuelles ou collectives) pré-constituées, relations qui ont pour effet d’exclure de potentiels prétendants ou challengers!

Au lieu de laisser libre cours  aux dynamiques d’une économie ouverte fondée sur la « libre concurrence et non faussée », pouvoir politique et forces économiques conviennent d’un échange de bons procédés: Octroi de privilèges, prébendes et protections contre légitimation du pouvoir afin d’en assurer la pérennité !

Pour reprendre le vocabulaire de l’économie néo-classique, l’Etat organise toutes sortes de barrières à l’entrée (agrément, licence, autorisation et autres protections) et supervise l’accès différencié à de multiples ressources qu’il s’agisse de marchés publics, d’octroi de crédits bancaires, de subventions ou bien encore de dérogations et de niches fiscales.

Les contreparties, à ces faveurs le plus souvent légales, avons-nous dit, oscillent entre soutien passif ou actif mais tout de même d’allégeance sans faille à la politique menée par les gouvernants.

Au total, ce type d’arrangements et d’accommodements conduit donc, à un modèle économique bridé et entravé, qui empêche toute initiative nouvelle de se déployer par la fermeture délibérée de l’accès aux marchés, et ce, par le truchement de toutes sortes d’artifices « asymétriques » réglementaires, financiers et fiscaux! Pour ne citer qu’un seul exemple édifiant : 80% des fonds européens de la mise à niveau des années 1995-2000 sont allés à 20% des « demandeurs » (sic).

Le paradigme de l’économie du profit protégé ne semble pas alors très éloigné de l’interprétation économique de la corruption et du népotisme, bien que souvent ses adeptes s’en défendent !

Quoiqu’il en soit et à regarder de plus près, la dynamique de l’économie de marché capitaliste crée des rentes de situation (constitution de positions dominantes acquises par accumulation et concentration) mais qui auraient, -selon ce paradigme-, vocation à disparaître sous l’effet de la concurrence, si de facto l’Etat cessait de faire perdurer toutes sortes d’entraves artificielles au bénéfice de quelques-uns ayant de leur côté fait acte de vassalité. Mais voilà, toute l’histoire économique moderne contredit ce postulat !

Il s’agit bien cependant de l’axiome central sur lequel se fondent les adeptes de l’économie de rente, terme jugée plus politiquement correct qui opportunément évite l’usage de notions telles que kleptocratie ou ploutocratie plus tendancieuses et suspectes mais dont la proximité ou la parenté apparaît plus qu’évidente. Ce serait donc la « faute » unilatérale du pouvoir politique et de sa bureaucratie qui auraient, au fil du temps, perturbé le jeu naturel des forces du marché! Exit le rôle des lobbys et des subtilités de la « Nesbah » !

Il est fort dommage cependant que cette approche pêche par excès de naïveté et de candeur. Elle fait la part belle à une vision naturaliste de l’économie comme si celle-ci était composée d’individus entreprenants ayant pour règle hétéronome et commune à leurs interactions « la libre concurrence et non faussée » !

Or, le propre même de la vitalité de l’économie moderne repose sur la dynamique de valorisation et d’accumulation différenciée des capitaux. Très tôt dans l’histoire, apparaissent de grands groupes qui par leur puissance et leur pouvoir de marché obtiennent des facilités que les gouvernements des pays dont ils sont issus ne peuvent, sans dommages, accorder à d’autres. Il en va ainsi des Compagnies des Indes Orientales, puis plus tard de la constitution de champions nationaux et plus près de nous les GAFA et autres BATX.

Que dire aussi des Zaibatsu japonais ou des Chaebol coréens, conglomérats favorisés par leurs Etats, qui ont constitué le fer de lance de ces économies entraînant dans leur sillage une multitude de PME et de sous-traitants ! Toutes ces économies ont connu grâce à leurs grands groupes des trajectoires enviables, à l’exception de périodes de retournement conjoncturels ou structurels.

C’est donc la loi économique du genre (accumulation-concentration) à laquelle aucun Etat ne peut véritablement résister, sauf à vouloir en limiter la portée, dans des circonstances exceptionnelles.

On connait le destin pathétique de la première loi anti-trust qui date déjà de 1890 sans véritable effets, ni même de celles qui l’ont suivi, pas moins d’une vingtaine ! C’est dire la force irrésistible du mouvement général d’accumulation qui tend vers toujours plus de concentration et son corollaire le renforcement du pouvoir de marché.

L’économie tunisienne échapperait-elle à cette loi d’airain ?

Selon le postulat des adeptes de l’économie du profit protégé, une économie plus concurrentielle, débarrassée des entraves illégitimes et contre productives permettrait l’essor de l’initiative privée et le déploiement d’un nouveau tissu plus dense de TPE-PME, réduisant du même coup l’économie informelle.

S’il est vrai que des dispositions réglementaires et bureaucratiques entravent l’entrée sur certains segments de marché à de nouveaux acteurs dynamiques, le principe n’est pas généralisable, ni a fortiori souhaitable !

En son temps, les protections douanières avaient permis la constitution d’embryons de branches et de filières.

Il resterait par conséquent à s’assurer que la levée des obstacles au cas par cas s’inscrit bien avant tout dans une stratégie économique nationale prédéfinie, trouvant toute sa plénitude dans un plan stimulant et incitatif, précisant les priorités collectivement acceptées.

Il ne peut en être autrement, car les enjeux nationaux débordent largement la stricte question de la création de valeur! Lever les obstacles sans la moindre régulation autre que celle de la libre concurrence, de façon indifférenciée, quelle que soit la branche ou sous branche d’activité, conduirait inévitablement à des gaspillages de ressources et à des situations de concurrence sauvage (cut-throat compétition)…aux limites de l’anarchie !

La grande erreur de l’approche du « profit protégé » est précisément de croire que tous les segments ou sous segments de production de biens comme de services sont à des degrés divers des « marchés contestables », autrement dit en langage plus abordable, des marchés concurrentiels sans le moindre obstacle empêchant ou entravant. C’est tout de même faire peu de cas de l’importance du ticket d’entrée dans certaines activités, de la nécessité d’atteindre des économies d’échelle ou d’envergure dans d’autres.

Une théorisation donc, quelque peu trompeuse, qui laisse croire qu’à peu près partout des places seraient à prendre (les marchés libérés seraient source de multiples opportunités réduisant du même coup chômage et économie informelle) comme si les centaines de milliers de demandeurs d’emplois (formels et informels) avaient tous pour ambition et vocation à devenir des entrepreneurs.

Plus ennuyeux encore, cette approche prête le flanc, certes de manière involontaire, au discours démissionnaire « créer votre propre emploi » !

Ce que fait, à juste titre, cette thèse du « profit protégé » est de dénoncer, à demis mots et sous couvert du verbiage technique, les collusions illégitimes entre les pouvoirs politiques et des forces économiques, mais des connivences jamais documentées ni nommées.

On ne peut donc que l’en remercier même s’il convient d’aller beaucoup plus loin

Hadi Sraieb, Docteur d’Etat en économie du développement

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