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Par Hadi Sraieb – Les dérives écocidaires du modèle de développement !

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Un terme récent et ses déclinaisons viennent de faire leur apparition dans notre langage pour désigner une atteinte radicale à la nature: écocide : du grec oïkos (la maison), et du latin caedere (tuer). 

Ecocidaire : se rendre coupable d’écocide, c’est donc détruire notre maison, la seule que nous ayons, la Terre !

Dans le droit fil de cet ordre de considérations, le quotidien « La Presse », reprenant les données publiées par l’ONG « Global Footprint Network » indique que le 13 octobre 2022, la Tunisie atteindra à son tour, son propre « jour du dépassement », à la suite de celui du 28 Juillet 2022 « jour du dépassement global », à partir duquel l’humanité aura consommé l’ensemble de ce que les écosystèmes peuvent régénérer en un an.

C’est, en effet, le jour symbolique-seuil à la suite duquel la population tunisienne aura utilisé toutes les ressources naturelles renouvelables que le pays est capable de régénérer sur une année.

A cette date, la Tunisie vivra en quelque sorte à crédit usant de plus de ressources naturelles que ne peut reproduire la nature (bio-capacité).

Les trois derniers mois de l’année constitueront à cet égard, -pour reprendre une image familière-, une dette écologique, -qui témoigne à sa manière-, d’une inadaptation croissante du mode de production et de consommation face aux capacités régénératrices de la nature.

Dit plus simplement, nous ponctionnons plus que ce que nos écosystèmes peuvent restituer ! Appauvrissement des sols, réduction des ressources halieutiques (ressources vivantes aquatiques), baisse continue de la réserve aquifère (nappes d’eau fossile) en sont les illustrations les plus évidentes car visibles et mesurables !

Sans doute convient-il de rappeler quelques définitions tant notre conscience collective (et individuelle) est encore peu sensibilisée aux phénomènes de dégradation des biotopes (milieu physique et chimique stable) et de la biocénose qui les caractérisent (formes de vie : flore, faune, micro-organismes).

En effet, il est possible d’appréhender cette atteinte à l’intégrité de l’écosystème (usuellement qualifiée de dégradation de l’environnement) par le concept d’empreinte écologique.

Un concept qui vise à rendre compte, grâce un indicateur chiffré de l’impact de l’activité humaine sur la nature et sa biodiversité.

Pour se faire, l’empreinte écologique (ou son symétrique la bio-capacité) mesure la quantité de surface terrestre bio-productive nécessaire pour produire les biens et services qu’une population consomme et absorber les déchets qu’elle produit.

Cette surface est exprimée en hectares globaux (hag). Un hectare global est un hectare ayant la capacité de production de ressources et d’absorption de déchets correspondant à la moyenne mondiale.

Une illustration s’impose.

Selon l’énergéticien EDF, cette surface virtuelle permet de comprendre le fait que l’humanité consomme au-delà des ressources disponibles : En 2005, La bio-capacité disponible par personne était de 1,8 hag, alors que l’empreinte écologique d’un homme moyen était au même moment de 2,6 hag.

Le dépassement était donc de 40 % à ce moment-là. Bio-capacité et empreinte écologique sont dans une relation symétrique inverse d’une même réalité ! Plus l’écart s’accroit et plus la date de « dépassement » est précoce !

Rappelons à toutes fins utiles que l’empreinte écologique était encore quasi insignifiante au début des années 70 et que la date de dépassement était donc proche de la fin décembre !!!

Il est vrai que la Tunisie n’est pas le pays le plus débiteur en termes de bio-capacités régénératrices, largement surpassée par le Qatar dont la date de dépassement est le 10 Janvier, l’Amérique du Nord le 13 Mars ou bien encore l’Europe le 5 Mai.

La situation est plus que préoccupante tant la dégradation est rapide.

En effet, si cette date du 13 octobre semble relativement tardive comparativement à celle des pays développés, elle n’a pourtant pas cessé d’avancer, au fil des années, précise l’ONG, le jour du dépassement de la Tunisie intervenait le 17 octobre, en 2018.

Autrement dit le pays perd un jour de bio-capacité par an !

Des chiffres, reconnaissons-le assez peu parlants pour tout néophyte !

Reprenons une chronologie plus explicite :

  • En 1975, le pays était à l’équilibre. La capacité de régénération de ses ressources était égale à son empreinte écologique.
  • En 1985 le pays enregistre un premier déficit de -0.6 (soit un recul de l’ordre de 60% de la bio-capacité relativement à l’exploitation des ressources).
  • En 1995 puis en 2005 le déficit s’accentue et se creuse irrésistiblement, soit respectivement -0.8 puis -1.1.
  • Enfin plus près de nous, en 2015, l’empreinte écologique (non renouvellement des ressources, déchets, gaspillages) représente désormais 1.5 soit 150%,  la capacité de reproduction naturelle des ressources !

Comment en est-on arrivé là ?

On a pour habitude de considérer que le modèle de développement productiviste et consumériste est la première source de gaspillage de ressources et de multiplication des pollutions et déchets.

Or et à contrario de l’augmentation continue de l’empreinte écologique, le pays a connu entre la décennie 1985-1995 et celle de 2005-2015, un ralentissement notable de son rythme de croissance économique accompagné par une relative désindustrialisation.

Un paradoxe qui mérite qu’on s’y attarde ! Car à l’évidence si les causes générales sont les mêmes à l’échelle de l’humanité toute entière (déforestation, surpêche, surexploitation agricole, émissions de gaz à effet de serre issues de la combustion d’énergie fossile, gaspillages et déchets), de multiples facteurs plus spécifiques à notre situation interviennent et participent de cette divergence croissante entre le mode de vie (au pluriel, serait plus juste) et ses effets concomitants d’épuisement des ressources naturelles et d’accumulation des pollutions.

Sans pouvoir entrer ici, compte tenu de l’espace imparti, dans les interactions fines entre les différents secteurs d’activités dans leur rapport à la nature, comme des choix opérés par les gouvernements successifs (désengagement notable de l’Etat, adhésion aux règles de la globalisation-mondialisation), il est possible de constater que la réorientation du modèle de production et de consommation adopté, au tournant des années 90, fondé sur une logique de croissance marchande et d’accumulation de richesses la plus forte possible, de surexploitation des ressources disponibles, de consommation ostentatoire, relativement débridée et dispendieuse ; une réorientation d’ensemble du modèle donc, a fini au fil des années par mener à une destruction accélérée de l’environnement et à un épuisement de la bio-capacité de renouvellement des ressources naturelles.

En dépit de l’aveuglement obstiné mais dommageable des élites dirigeantes (tant des opérateurs économiques que des pouvoirs publics) à vouloir poursuivre dans la même voie, cette logique de croissance et de « laissez-faire » sans le moindre garde-fou, va tôt ou tard et inexorablement, venir buter sur  sa limite indépassable !

En tout état de cause, la continuation du développement fondée sur la seule économie de marché et sa concurrence libre et non faussée, sans la moindre régulation (aussi bien préventive que coercitive en matière de sauvegarde des ressources) menacent directement, à moyen terme, la survie même de la population, ou pour le moins de certaines franges d’entre elle.

La rationalité bornée de l’économie de marché, avec son calcul à court terme de pertes et de profits, est intrinsèquement contradictoire avec une rationalité écologique, qui prend en compte une temporalité plus longue des cycles naturels.

A l’instar de pécheurs qui ont très tôt compris les effets dévastateurs de la surpêche, en réduisant voire en suspendant leurs activités durant les périodes de reproduction, ou bien encore de certains agriculteurs qui ont également intégré la nécessité de faire « reposer » la terre, voire de la régénérer en diversifiant leurs cultures, nos élites dirigeantes seraient bien inspirer de remettre au goût du jour cette tempérance devenue indispensable et redonner toute leur importance aux vertus de la sobriété collective.

L’Etat à l’instar d’autres pays doit s’engager sans plus tarder dans une transition écologique devenue inévitable, même si ses contours précis restent à définir collectivement.

La crise de la bio-capacité que connait le pays, pour une part visible par ses effets directs ou induits (coupures intempestives d’eau, d’électricité), et pour une autre part latente mais grosse de prolongements sociaux dramatiques à venir, se double désormais, d’une crise climatique (en réalité un changement irréversible) qui va, sans l’ombre d’un doute, amplifier et aggraver des effets déjà connus.

Les périodes de sécheresse vont se faire plus intenses et plus longues, et des inondations encore plus dévastatrices ! Il faudra bien s’adapter, mais plus surement encore, avoir su anticiper !

 

Hadi Sraieb, Docteur d’Etat en économie du développement

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