Economie

Par Hadi Sraieb – Tunisie : Pour de nouveaux critères de gestion des entreprises

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L’investissement est bien trop souvent confondu avec l’avance d’argent (monnaie).

L’investissement peut prendre diverses formes qu’il convient, -à tout le moins-, de préciser car les motivations qui le sous-tendent peuvent être, elles aussi, très variées.

Il peut se faire dans la production (en machines, matières premières, ou en formation), ou bien dans la sphère financière (acquisition de titres) voire dans la sphère patrimoniale (foncier et immobilier).

Seul l’investissement productif nous intéresse ici !

Il peut lui aussi correspondre à des objectifs très différents: de création ou d’innovation au démarrage d’une nouvelle activité, d’extension et d’élargissement d’une activité, de recherche de productivité et d’intensification du processus de travail (substitution du capital au travail).

Tous ces investissements largement confondus tant dans les statistiques que dans l’opinion publique, n’ont bien évidement pas, le même impact sur la production de valeur-ajoutée, sur la répartition primaire (Profit-salaire), ni sur les modalités redistributives post-production (taxes, impôts, prélèvements, dégrèvements, avantages fiscaux).

Seul compte, en dernière instance et jusqu’ici, le profit (dénommé résultat), sans considération quant à son origine ni à la manière dont il a été réalisé !

Il se trouve également que la Tunisie a souscrit à tous les engagements s’agissant du développement durable dont la définition est donnée par l’ONU, à savoir : « Répondre aux besoins du présent, sans compromettre la possibilité, pour les générations à venir, de satisfaire les leurs ». Une proclamation qui se décline en objectifs de développement durable (17 ODD) qui admet-on le varient d’une session à une autre de l’ONU.

Reste cependant des objectifs très concrets, notamment en termes d’environnement et de social, dont de nombreux pays (UE, Royaume-Uni, Chine, Afrique du Sud, Singapour…) se sont d’ores et déjà emparés.

Il s’agit plus particulièrement du fonctionnement comme de la responsabilité des entreprises en la matière, mais dont il est encore trop peu question dans notre pays (doux euphémisme pour ne pas dire absence quand ce n’est pas tout bonnement du déni, cette préoccupation n’étant d’actualité que dans les seuls pays riches).

De quoi s’agit-il, au juste ?  

De considérations dont nous avons vaguement entendu parler et que l’on retrouve sous les appellations les plus diverses : Green Deal, Taxonomie, critères extra-financiers ESG (Environnement, Social, Gouvernance).

En clair, un ensemble de prescriptions (non contraignantes) adossées à des critères ESG qui permet de saisir la globalité de « la contribution sociétale d’une entreprise » au-delà de ses seules performances économiques et financières.

En Europe et en 2023, dans un premier temps, les grandes entreprises seront amenées à publier dans leur rapport annuel (comptes sociaux), des données (quantitatives et qualitatives de leur contribution au respect : de l’environnement, des garanties sociales, de la transparence de la gouvernance.

L’approche incitative et quelque peu balbutiante devrait de proche en proche se transformer en une véritable réglementation coercitive, à telle enseigne que devrait surgir prochainement « une notation extra-financière » dispensée par des agences de notation extra-financière. Seule véritable sanction envisagée à ce jour l’obtention (ou le refus) d’un label de conformité ESG qui de toute évidence pourrait influencer des investisseurs financiers. Une démarche qui vise, en dernier ressort, à réorienter les flux financiers (avances de fonds) vers les activités authentiquement responsables et durables, notamment en matière de pollution, de préservation de la biodiversité !

Sans doute convient-il d’être un peu plus concret, et d’expliciter le contenu de cette taxonomie ESG (3 groupes solidaires de critères). Notons au passage que les anglo-saxons ne sont pas en reste puisqu’ils avancent un nouveau « Corporate Sustainability Report » qui devrait servir de socle à une stratégie règlementaire pour une finance durable (Green bonds).

Arrêtons-nous donc sur ces 3 catégories de critères !

La première catégorie fait référence l’environnement: Elle comporte une variété de ratios d’impact sur l’environnement (ce que l’euphémisme économiste traduit par « externalités »), à savoir la gestion des pollutions (eau, air, sols) au travers d’indicateurs de recyclage et de traitement (rejet de gaz et de particules toxiques, déchets solides et liquides), la gestion des effets sur la biodiversité (végétale et animale, protection et restauration des écosystèmes), la sobriété énergétique (économies d’énergie) et la prévention des risques.

La deuxième catégorie de critères se réfère à l’impact direct de l’activité de l’entreprise sur les « parties prenantes » (salariés, clients, fournisseurs, collectivités locales) vis-à-vis des normes internationales et des réglementations nationales: ratios de formation des personnels, écart de rémunération homme-femme, qualité du dialogue social (représentativité des salariés dans les instances: comité d’entreprise, comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), prévention des accidents de travail et des maladies professionnelles. L’espace imparti ne permet pas la restitution exhaustive de tous les indicateurs.

La troisième catégorie de critères a trait à la gouvernance de l’entreprise. Elle porte sur la façon dont l’entreprise est dirigée, administrée et contrôlée et met en relief les ratios de parité des conseils d’administration, de participation des salariés aux résultats, mais aussi des indicateurs de transparence des rémunérations des dirigeants, d’indépendance effective des instances de contrôle.

Rien de tel n’existe encore en Tunisie !

Une large fraction de nos entreprise ne publie pas comptes certifiés quand une autre a de la peine, à fournir avec retard, quelques brides de données disparates d’activités non-normalisées. Seule une poignée sur près de 700.000 entreprises, rend publique ses donnés financières.

Une comptabilité ESG, véritable usine à gaz qui va exiger plus de personnes au « reporting » qu’à celles  consacrées à la conduite des activités !….vous n’y pensez pas…. rétorquent nos économistes friedmaniens (englués qu’ils sont, dans le dogme inaliénable de la croissance) !  Une telle démarche n’est pas plus fastidieuse et rebutante que ne l’est l’application des normes comptables internationales IFRS !

S’il est vrai que les entreprises tunisiennes se plaignent à juste titre d’un excès de règlementation et de contrôles tatillons et qu’ajouter de nouvelles réglementations aux règlementations existantes risqueraient d’étouffer toute forme d’initiative (d’où l’important courant de pensée économique actuel favorable à une large dérèglementation supposée offrir une plus grande liberté d’entreprendre et d’agir), il importe de ne pas tomber dans l’excès inverse, -une libéralisation débridée-, qui conduirait à un fonctionnement désordonné et chaotique de l’économie débouchant sur une forme de développement incohérent et décousu.

Il y a un début à Tout !

La mise en œuvre d’une comptabilité ESG (pouvant déboucher sur un Label) simplifiée et articulée autour d’une quinzaine de ratios (5 pour chaque pilier) aurait l’avantage de permettre une meilleure appréhension de l’activité des entreprises dans ses dimensions extra financières. En retour l’entreprise pourrait en tirer un avantage de notoriété par un surcroît de crédibilité !

A titre de conclusion provisoire, et n’en déplaise à nos distingués économistes qui n’entrevoient que la production et la circulation marchande comme seule et unique objet de « science économique », la taxonomie ESG sous ses formes encore hésitante va créer à terme une classification des activités économiques et par voie de conséquence des investissements en fonction de leur caractère durable (socialement équitable, écologiquement soutenable).

Elle ouvre ainsi une perspective totalement nouvelle en matière de redéfinition du paradigme économique pour les décennies à venir.

Elle tendra à coup sûr et avec le temps à doter les financeurs (mais aussi la société civile et l’opinion publique) des informations transparentes et pertinentes sur la qualité des activités auxquelles les flux de financement sont destinés.

Ce nouveau langage commun doit donc entre autre, permettre une réorientation progressive des flux financiers (et plus généralement de l’organisation de la production et de la circulation) tant publics que privés vers des projets favorables aux droits humains et à la transition écologique.  

Par Hadi Sraieb, Docteur d’Etat en économie du développement

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Publié par
Tunisie Numérique