Par Hadi Sraïeb: Pour une économie mixte: viable, égalitaire, et soutenable !

Partager

10 ans déjà ! Pour les uns cette « révolution » n’aura été qu’une farce, pour d’autres elle se sera traduite par des avancées en matière de libertés ! Mais tous s’accordent sur le bilan calamiteux de la gestion des affaires du pays !

Pas moins d’une dizaine de gouvernements se sont essayés à sa conduite, sans le moindre résultat probant !

Pire! Le pays s’est lentement enfoncé dans une crise protéiforme qui n’épargne rien ! L’économie est en panne. Le social est en désespérance.

L’Etat et ses appareils sont en déliquescence avancée. Difficile de trouver le moindre espace de sérénité voire d’embellie! Seul le travail des historiens nous dira ce qu’a été,-avec le recul-, cette période riche en péripéties, en apprentissages divers comme en espoirs déçus.

« Tout n’est pas politique, mais la politique s’intéresse à tout » affirme Machiavel.

Car c’est du politique qu’il faut repartir pour tenter d’appréhender et de comprendre les impasses dans lesquels se sont fourvoyés les élus, dirigeants au pouvoir et autres décisionnaires! Plus précisément il convient d’explorer les relations qu’ont entretenues les sphères de la société politique et celle de la société civile.

A contrario de la pensée ambiante, il n’y a pas de liens mécaniques et unidirectionnels de l’Etat vers la société civile (comprise au sens gramscien comme classes sociales vaquant à leurs activités et non au sens libéral d’associations ou de groupes de pression).

La société civile rétroagit constamment à des mesures politiques tantôt en les intégrant, tantôt en les contournant, tantôt en les refusant en bloc.

Une disposition économique peut avoir un effet puissant, partiel voire nul ! A titre d’illustration on peut observer qu’une baisse continue de l’impôt sur les sociétés est perçue et affirmée comme un facteur déterminant de la reprise de l’investissement. Mais en réalité, rien de tel ne se produit !

Dirigeants politiques comme nombre d’experts ignorent (ou font mine d’ignorer) que le déterminant fondamental de l’investissement est l’espérance de gain.

Dit autrement et pour paraphraser Keynes, l’investissement stagne ou recule quand les anticipations passées ne se réalisent pas ou quand les anticipations futures apparaissent aux investisseurs comme irréalisables. Du coup, la baisse d’impôt n’est qu’un effet d’aubaine, sans suite !

Etonnant que l’on trouve encore sous la plume de distingués économistes, mais également admis par de nombreux citoyens, pour ne pas dire de formations politiques, les oxymores (contradictions dans les termes) stupéfiants et incongrus : d’investisseurs patriotes, de croissance inclusive.

On pourrait ainsi multiplier les exemples de ces « illusions » largement partagées par les gouvernements qui se sont succédé et de leurs affidés doctrinaires, constants dans leur ineptie !

Plus généralement, un corpus d’idées pérennes, puissamment ancrées, semble depuis les premiers jours de la Révolution et encore aujourd’hui, dominer les consciences: le modèle économique serait viable et performant pour autant qu’il lui soit apporté quelques modifications, dites structurelles et qu’il soit définitivement débarrassé de la corruption et du népotisme!

A preuve, aucune des prévalences majeures de l’ancien régime ne semblent avoir été abandonnée ou amendée.

Il est toujours question de donner la priorité à l’exportation, à la primauté à l’initiative individuelle (sic) et la promotion de la PME, à l’encouragement de l’investissement étranger… Comme si, tout cela allait de soi ! Toujours pas la moindre réflexion critique dans la mesure où exportation rime le plus souvent avec sous-traitance, où liberté d’entreprendre se détourne du secteur productif au profit d’un redéploiement dans les services commerciaux et d’importations!

Avec à la clé, une polarisation accentuée de ces activités sur la bande côtière et leurs prolongements d’excroissance de précarité et de pauvreté. Aucun des traits du « modèle du bon élève » des décennies 90 et 2000 n’a réellement fait l’objet d’un réexamen, encore moins d’une remise en cause! Mondialisation et Compétitivité…obligent!

La société civile est désemparée, exténuée et pour une large frange d’entre elle, incapable de subvenir à ses besoins autrement qu’en s’employant dans des activités informelles (45% de la population active s’y adonne)!

Les uns s’offusquent de la dégradation du « climat des affaires » et font grève de l’investissement, quand d’autres excédés de ne pas voir satisfaites leur demandes se lancent à cor et à cri dans des manifestations sauvages, blocages d’activités et barrages de routes. Deux grands absents dans ce marasme ambiant: le politique et l’Etat

Ce dernier se contente de naviguer à vue, balloter de-ci de-là, en fonction des rapports des forces du moment.

La démission actuelle de l’Etat (et de la société politique même recomposée) sur les questions socioéconomiques n’est jamais que l’aboutissement d’un processus de désengagement de l’Etat au tournant des années 90 et de son abandon aux seules règles de l’économie de marché et du libre-échange.

L’histoire contemporaine enseigne pourtant que le pays n’a réussi sa percée que lorsque la société politique et son Etat ont décidé de rompre avec les logiques de l’échange inégal et d’adopter une approche autocentrée, fondée et planifiée autour d’une diversification des activités (perspectives décennales) et du déploiement volontariste des biens communs et des services sociaux (santé et éducation comme fondements du consentement de toute la société civile à l’Etat).

De cet Etat exigeant, directif, soucieux des biens collectifs, il ne reste rien !

Sous Ben Ali, seule subsistera la coercition avec en prime la conversation de toute la société politique aux seules vertus du « laissez-faire »!

Depuis lors, la démission de l’Etat et des forces politiques qui le soutiennent, n’a fait que s’accentuer au fil des changements de gouvernement. Pas l’ombre d’une stratégie, pas plus que de politique agricole, industrielle ou d’emploi! La dénomination même des ministères témoigne de ce renoncement!

Rétroagissant la société civile livrée à elle-même, sans perspective ni horizon partagés, s’agite et se débat dans les contradictions exacerbées du moment. Le « sauve-qui-peut » est de mise, au point de ressusciter les vieux réflexes tribaux et familialistes.

Ce qu’il reste de stratèges a irrémédiablement cédé la place aux tacticiens de l’hémicycle et aux manœuvriers des ministères, tous à de rares exceptions, sont bien plus préoccupés de leur devenir que de celui de toute la Nation! Le pays est pourtant à une bifurcation, à la croisée de chemin.

Il peut poursuivre sa « fuite en avant », en renouvelant les têtes, avec le risque à terme de déboucher sur une situation à mi-chemin entre le Liban et la Mauritanie (ersatz d’activités, soutien international, corruption endémique, désolation sociale).

Ebranlés par la crise aiguë, dirigeants comme élites vont bien chercher à enclencher une série de réformes mais dont la portée ne devrait toutefois pas entamer les sacro-saints tabous du « laissez-faire », de la libre circulation des marchandises et des capitaux, ni moins encore du fétichisme patrimonial.

Tout au plus, prédisons que des mesures de réduction des dépenses publiques seront adoptées: départs volontaires, mise en retraite anticipée, licenciements secs, suppression progressive de la compensation, dé-péréquation tarifaire des biens publics, ouverture du capital d’entreprise etc…Avec en contrepoids la poursuite de l’augmentation des incitations fiscales sous toutes leurs formes (au nom de la sempiternelle « compétitivité »).

Trop de nos élites croient pouvoir faire avancer le pays sur la seule dynamique du secteur privé. C’est un leurre !

Il est vrai que le mythe de la PME a la peau dure! Les entreprises privées (en dehors des groupes familiaux) sont bien trop faibles et fragiles.

Toutes sont sous-capitalisées et ne doivent leur survie qu’au crédit bancaire. Système bancaire qu’elles mettent, par ailleurs, régulièrement en difficulté du fait de leur incapacité à rembourser (explosion des créances irrécouvrables: jusqu’à 18% de l’encours, aux dernières nouvelles).

Avec le temps et l’ouverture croissante du marché domestique aux importations incontrôlées, ces entreprises ont vu leurs assises s’effriter: leur part du marché intérieur s’est réduite quand elle n’a pas totalement disparue!

On peut prédire également que les autorités tenteront de restructurer le secteur public, non pas tant pour restaurer son empreinte (puissante durant des décennies) sur la vie économique et sociale, mais bien plutôt pour en réduire le périmètre et offrir, se faisant, de nouvelles opportunités de valorisation au capital privé (PPP, concession).

Le pays peut aussi renouer avec la logique de la démarche d’un proche passé (glorieuse diront les nostalgiques), certes renouvelée, mais qui a valu au pays des progrès considérables, avec parfois des erreurs et des drames regrettables. Une approche fondée sur un nouvel équilibre entre un secteur privée revigoré mais canalisé vers des secteurs porteurs consolidant de proche en proche un marché local revivifié (réduit aujourd’hui à une peau de chagrin), et un secteur public reconstruit autour de productions stratégiques mais aussi des biens communs qui font tant défaut!

Un secteur privé rajeuni autour des technologies de l’information, de la bio-agriculture et des bio-industries et un secteur public assurant la disponibilité des biens collectifs à des conditions d’accès équitables, voire bien plus égalitaires qu’elles ne le sont aujourd’hui, s’agissant de la santé et de l’éducation.

Par ailleurs et comme tout autre pays de la planète, les dirigeants vont devoir aussi intégrer la dimension écologique et anticiper les possibles conséquences dramatiques du réchauffement climatique (stress hydrique accru, érosion des terres arables, montée de la mer affectant les activités du littoral).

Le biotope du pays va évoluer, mais de toute évidence, c’est le cadet des soucis d’un nième gouvernement, qui comme ses prédécesseurs, va s’évertuer à chercher la ligne de moindre résistance afin de préserver le modèle (et les intérêts qui s’y rattachent), tout en répondant du mieux possible aux exigences des bailleurs de fonds internationaux, désormais inquiets de l’impasse dans laquelle s’est enfermé l’Etat et ses propres soutiens de la société politique!

Hadi Sraieb, Docteur d’Etat en économie du développement.

Laissez un commentaire
Publié par
w k