Société

Par Henda Haouala – Moncef Dhouib : Cinéma tunisien, commission, subvention, syndicats : Entre absurdité et aberrance

Par Henda Haouala  – Moncef Dhouib : Cinéma tunisien, commission, subvention, syndicats : Entre absurdité et aberrance

Lors de notre entretien  dont la première partie a été publiée le 15 Février 2022,  Moncef  Dhouib a  soulevé les problèmes fondamentaux de la télévision nationale et a évoqué un parallèle entre la chaîne télévisuelle et le Ministère de la culture. Il a mentionné un dysfonctionnement dans la gestion de ces deux structures venant principalement de décisions bancales prises par l’État, notamment quand ce dernier a mis fin à la SATPEC.

H.H : En tant que cinéaste et ancien membre de la commission d’aide à la production des films tunisiens, pouvez-vous nous en dire plus sur ces décisions ?

MD : La liquidation de la SATPEC était un coup dur pour l’industrie cinématographique. La production, les laboratoires et la distribution sont littéralement abandonnés. Un désastre pour le secteur. Les salles obscures bradées pour une bouchée de pain ont eu recours à de nouveaux exploitants qui tablent sur le gain facile. Le film érotique, le film de karaté et le western série B étaient à l’affiche avec l’accroche : « interdit aux moins de 18 ans ».
Petit à petit, les salles de cinéma ont commencé à changer de vocation et par conséquent le profil du public aussi. Cette liquidation a montré le vrai visage des décideurs et leur manque de considération envers tout le secteur cinématographique : les machines de développement ont été vendues au kilo à la ferraille.  Le terrain de la SATPEC  bien situé sur les hauteurs de Gammarth devient l’objet  d’une spéculation immobilière et autres arnaques. Les archives du cinéma sont délaissées à la moisissure et  l’humidité. Désormais,  le cinéaste est livré à lui-même,  son film tunisien se fera en deux temps : le tournage se fait en Tunisie et la post production se fait à l’étranger payée en devises.

H.H : Quelles étaient les répercussions sur le secteur ?

M.D : Des sociétés privées de production voient le jour. Contre vents et marées, elles se sont adaptées à cette nouvelle donne pour pouvoir continuer à produire un ou deux longs-métrages. Pour produire un film, la configuration est la suivante : constituer une société de production, présenter un scénario et un devis au ministère de la culture,  attendre une année, dans les meilleurs délais, pour que la commission se réunisse et choisit les « bons projets de films ». Une session normale de la commission reçoit plus de 200 scénarios par an. La somme allouée (immuable) ne peut suffire pas plus que 5 longs-métrages et des miettes pour quelques courts-métrages. Il y a donc 95 scénarios rejetés. Statistiquement il y a plus de mécontents que de satisfaits. Certains admettent la règle du jeu, d’autres, mauvais joueurs rouspètent et dénigrent les membres de la commission : tous des nuls, des intrus,  des analphabètes etc.

Pour les gagnants c’est là ou commence la galère, comment trouver le complément de financement pour boucler le budget du film ?  Comment trouver une coproduction sans perdre l’âme et la nationalité du scénario ?  La subvention de l’État (appelée tantôt aide tantôt encouragement) représente (selon le texte de loi) 35% du coût global. Il faut donc aller chercher les 75% restants. Tout le monde sait que c’est difficile voire impossible. Alors, on fait avec ce que l’on a.

H.H : Selon vous, le problème serait purement financier ?

M.D : Je dis toujours : un film s’écrit à la machine à écrire et est corrigé à la machine à calculer. Le manque d’argent déteint sur la qualité du film. Ce qui engendre une écriture de scénario qui s’adapte à ce manque d’argent en ayant recours à un  décor réduit et moins de personnages pour pouvoir  faire des films pas très coûteux. On est obligé de diminuer le temps de tournage de 8 semaines à 6 semaines,  certains sont obligés de boucler en 4 semaines. Le court-métrage se fait en 3 jours. C’est la mise en scène qui souffre. Le metteur en scène n’a pas le temps de diriger les acteurs, il n’a  pas le temps de peaufiner les scènes, il n’a  pas le temps de se tromper. C’est une course contre la montre et une entorse à la création.

H.H : Pensez-vous que le cinéma tunisien est lésé par cette faible subvention ?

M.D : Jamais un film tunisien ne peut couvrir ses frais par la seule sortie en salles, sauf si on considère la subvention comme un bénéfice.  Le nombre de salles  ne cesse de diminuer,  de 110 salles à l’Indépendance tunisienne,  à 85 salles à l’époque de la SATPEC et enfin à 12 salles insalubres suite à la privatisation. C’est dans cette ambiance que le cinéaste tunisien fabrique un film. Sans la subvention de l’État,  le cinéma national est mort. C’est aussi simple que ça. Plus de films, plus des JCC,  plus de présence de la Tunisie dans les festivals du monde,  plus de CNCI,  plus de service cinéma : tout repose sur la subvention. La subvention est un acquis des cinéastes. A l’origine, les membres étaient délégués par leurs instances représentatives : L’association des cinéastes Tunisiens, un représentant du  syndicat des producteurs, un représentant des distributeurs,  un représentant des critiques,  l’association des écrivains la FTCC et la FTCA étaient représentés. La commission est la seule manière d’octroyer l’argent public à moins qu’on préfère donner de gré à gré par le fait du prince.

  1. H : Et le cinéaste tunisien dans tout ça ?

M.D : Le cinéaste est dénigré car l’aide au cinéma est beaucoup plus importante comparée aux autres arts. Beaucoup disent « Ils prennent l’argent du contribuable pour critiquer l’état et salir l’image du pays », « les cinéastes  s’enrichissent avec  ces aides, ils s’achètent des maisons et des voitures… ».  Tous les producteurs que je connais sont endettés. Ils disent « c’est l’argent du contribuable »  nous,  nous disons que c’est les revenus des droits d’auteurs que l’État collecte à travers son office à la comptabilité opaque. Les auteurs, les artistes cinéastes contribuent à soutenir les caisses par les revenus de leurs œuvres en droits d’auteurs collectés, jamais distribués.  A chaque fois qu’un cinéaste conteste les travaux de la commission, il aide la bureaucratie à prendre le dessus et  c’est le pouvoir qui gagne un pas,  la preuve les membres ne sont plus délégués et représentatifs de leurs instances, mais nommés directement par le ministre,  voilà comment on recule ! Avec tous  ses torts, la commission est un acquis. C’est la paille avec laquelle les cinéastes respirent. Il faut l’améliorer en proposant plus d’argent dans la cagnotte et instaurer  deux ou trois collèges par an. La première œuvre doit avoir son propre collège.

H.H : Vous pointez du doigt le ministère de la culture !

M.D : Plus absurde que le problème de  la commission d’aide,  c’est la manière avec laquelle la bureaucratie gère tout cela.  D’un côté,  nous avons  un centre du cinéma et de l’image (le CNCI) , de l’autre un service du cinéma au ministère de la culture. L’un organise la commission, l’autre donne et gère l’argent. L’un donne l’autorisation de tournage de la carte professionnelle et l’autre gère les événements. L’absurdité même !  Ajoutant à la faiblesse de sa position, le cinéaste creuse encore  plus son isolement.  Au lieu de s’organiser en une instance forte de représentativité, une lutte absurde a eu lieu entre les anciens du secteur et les nouveaux. Au lieu de s’unir,  ils se divisent. Résultat des courses,  on se retrouve avec plus de 14 syndicats. Oui !  Je dis bien 14 organes représentatifs des cinéastes. 2 pour les producteurs, 2 pour les réalisateurs,  2 pour les techniciens,  2 pour les distributeurs,  2 pour les exploitants de salles, un syndicat pour les techniciens du son, un autre pour l’image etc. Cette division, encouragée par la bureaucratie,  divise les rangs. Les nombreux ministres de la culture jouaient sur cette division,  « Allez vous entendre entre vous,  je ne peux rien signer sans avoir l’unanimité de la profession ». Dans leur détresse,  les cinéastes en plus de se diviser, implorent l’État pour avoir plus de contrôle, plus d’arbitrage et plus de bureaucratie. Aberrant !

 

Henda Haouala

Maître de conférences en techniques audiovisuelles et cinéma

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