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Par Hichem Ben Fadhl : Le capitalisme digital, nouvelle doctrine économique mondiale ?

Par Hichem Ben Fadhl : Le capitalisme digital, nouvelle doctrine économique mondiale ?

Cette crise sanitaire s’avère être un moment de basculement de l’économie dans un nouveau régime de croissance et du rôle de l’Etat dans un nouveau mode d’intervention sociale.

«Nous ne pouvons pas payer toujours plus de croissance par toujours plus d’inégalités. Nous sommes au bout de ce raisonnement ». déclare le ministre des Finances français, Bruno Le Maire. Il a appelé à une refonte du capitalisme qui « ne survivra pas à la montée des inégalités dans le monde ».

En effet, cette crise du COVID-19 est un moment d’accélération de ce qui se dessinait déjà depuis plusieurs années. Des Etats à bout de souffle en matière de dette et d’équilibres budgétaires et un capitalisme qui s’auto-détruisait de l’intérieur à coup d’explosion de bulles financières. Vu d’une perspective environnementale et, vu la vitesse à laquelle l’humanité s’est mise à consommer les ressources de la terre, le système capitaliste donnait l’image de celui qui coupait la branche sur laquelle il était assis.

Cette crise économique est un point de rencontre de trois tendances de fonds :

  • Une crise économique et conjoncturelle à court terme;
  • Une crise institutionnelle affectant le rôle de l’Etat à moyen terme;
  • Une crise systémique à long terme qui affecte les postulats fondamentaux.

La crise économique conjoncturelle

Cette crise est d’une violence sans précédent. Elle s’est traduite par un phénomène planétaire de grande envergure que personne n’aurait pu envisager quelques mois auparavant, un véritable cataclysme du capitalisme : l’arrêt de l’usine du monde qu’est la Chine, puis progressivement de tous les appareils de production, partout dans le monde, à part les productions essentielles et, probablement, les industries d’armement. A tel point, que relancer la machine peut poser problème. Chaque pays commence à préparer l’après-COVID, dans de nouvelles conditions d’existence et de façon d’être de chacun de nous, avec la “distanciation sociale” comme nouvelle norme, un concept que personne ne connaissait il y a quelques semaines. Une façon de se comporter que nous devons adopter, même dans nos foyers et qui semble s’inscrire dans le prolongement de l’addiction de la solitude imposée par les réseaux sociaux. Ce nouveau modèle d’interaction entre les individus va devoir se pratiquer sur le lieu de travail, ce qui ne manquera pas de poser de sérieux problèmes d’organisation de la production, encore largement basée sur le modèle de Taylor mis en place au début du siècle dernier. Les parcours de visite, les chaînes logistiques, la certification sanitaire, et même et surtout la disposition spatiale des travailleurs dans les usines et dans les bureaux vont devoir s’adapter à de nouvelles normes dans les entreprises et tous les lieux publics et ce, probablement pour toujours.

La reprise sera sûrement lente et progressive avec des politiques de dé-confinement ciblé s’étalant dans le meilleur des cas jusqu’en 2022. Et comme l’a dit le premier ministre français, pendant ce temps “Nous allons essayer de sauver ce qui est solvable…”. La production mondiale dans chaque pays n’atteindra probablement plus pour longtemps les chiffres de 2019, les habitudes de consommation des citoyens vont en être affectées, les revenus vont baisser, les classes moyennes vont épargner le peu qu’ils reçoivent en revenu par peur de l’avenir.

Il est donc crucial d’accompagner le redressement économique de milliers d’entreprises et de millions de ménages qui vont être atteints de plein fouet par ces changements profonds. Par exemple, comment concevoir le secteur du tourisme de masse qui emploie directement ou indirectement plus d’un million d’actifs, quand personne ne sait si le virus se transmet par l’eau de la piscine ou par l’eau de mer ? Est-ce que les touristes vont pouvoir venir alors que  leurs poches sont vides et qu’ils sont dans l’angoisse d’un avenir incertain ? Beaucoup de questions restent ouvertes et attendent des réponses. Nous devons réapprendre à vivre avec le virus dans l’air et partout.

En l’état actuel des connaissances médicales et avant la découverte éventuelle d’un vaccin, le dé-confinement sera probablement en zigzag ou en W (suite de phases de confinement et de dé-confinement). La qualité et la quantité de travail vont en être affectées, nous rencontrerons moins de gens, nous ferons moins de réunions, beaucoup de tâches professionnelles vont être revues, les “bullshit jobs” (terme anglais qui désigne des occupations inutiles, superficielles et vides de sens effectuées parfois dans le monde du travail) vont certainement se réduire. La quantité de temps qui va être consacrée à l’employeur sera également revue à la baisse par beaucoup de gens après cette expérience de confinement obligatoire.

Le rôle de l’Etat

Face à cette nouvelle normalité, tous les pays du monde ne sont pas à l’unisson, mais paradoxalement, ils sont tous interdépendants. Rares sont les pays qui sont autonomes sur des chaînes de valeur entières, l’instauration de mesures coercitives pour la circulation des personnes et des biens entre pays va fragiliser beaucoup d’économies ouvertes et mettre à mal une mondialisation en pleine croissance.

L’Etat doit retrouver le rôle providentiel que nous avons connu après l’indépendance jusqu’aux années 70. L’intervention de l’Etat devient essentiel pour soutenir les plus démunis, aider la classe moyenne à reprendre une vie normale et réduire les excès des spéculateurs de tous genres.

Face à cette fragilité structurelle des populations, il nous semble qu’à situation exceptionnelle, il faut des solutions exceptionnelles. L’Etat devrait mettre sur pied un vaste programme de rachat des dettes des ménages et des entreprises. Cette dette en monnaie locale, dédiée au redressement économique pourra être lissée sur 20 ou 30 ans pour en atténuer les effets. Cet argent sera dépensé afin de préserver ce qui peut l’être. En effet, une entreprise qui ferme ses portes et qui licencie pour des raisons purement conjoncturelles est une destruction de valeur qui mettra des années à être reconstituée, alors que si elle est aidée pour traverser la crise, l’entreprise pourra s’adapter au nouveau cadre, réinvestir et probablement saisir de nouvelles opportunités. C’est une question de jours, c’est une question “de vie ou de mort” (économique) pour des millions de citoyens.

La distribution massive d’aides sociales aux plus démunis et aux entreprises naufragées peut être perçue par certains comme une source d’inflation. Une erreur de raisonnement fréquente est de penser que la crise est inflationniste, c’est à dire que par l’augmentation des aides à la population et aux entreprises, les prix vont croître par une augmentation de la demande. Or, d’après de nombreux économistes, il est fort probable que ça soit le contraire. En effet, nous sommes face à une crise déflationniste sans précédent. En tout cas, si augmentation des prix il y aura, ce ne sera pas par le phénomène des aides sociales et d’assistance fiscale et probablement financière aux entreprises, mais plutôt par la spéculation. La baisse de la production et surtout le comportement des consommateurs qui ont peur de l’avenir auront plus tendance à favoriser l’épargne du peu qui leur reste, plutôt que de consommer. Le choc de la demande s’accompagne également d’un choc de l’offre. La crise sera plutôt  déflationniste et il est donc nécessaire de soutenir l’offre et la demande simultanément.

Les instruments de soutien doivent cibler en urgence la trésorerie des entreprises et puis les fonds propres. Ces instruments doivent être simples et directs pour contourner les rouages bureaucratiques et la perte de semaines cruciales. Beaucoup de pays ont même envoyé des chèques par courrier aux ménages et aux salariés de la classe moyenne. Les entreprises, en plus des crédits de gestion pour soutenir leur trésorerie, peuvent être autorisées par des assouplissements réglementaires à émettre des obligations convertibles en actions sur la bourse de Tunis afin de soutenir leurs fonds propres. Ces OCA seront souscrites principalement par les véhicules financiers de l’Etat comme la CDC qui a déjà reçu plus de 600 millions de dinars à cet effet ou le FTI (Fonds Tunisien de l’Investissement) dont le budget pour 2020 est de 75 millions de dinars et pourra atteindre 500 millions dès 2021. Un marché secondaire de ces obligations peut être mis en place pour créer de la liquidité.

Le changement de système

Certains observateurs comparent notre époque aux années 30 qui ont vu une transition de leadership mondial d’un Royaume Uni à bout de souffle, puissance rémanente du XIXème siècle, aux États Unis, nouvelle puissance montante qui a imposé progressivement un capitalisme de marché à presque toute la planète pendant le XXème siècle.

En effet, aujourd’hui nous observons peut être le même phénomène de transition de leadership entre États-Unis, puissance du XXème siècle – elle aussi à bout de souffle et la Chine, puissance montante du XXIème siècle, qui imposera peut être son modèle économique au monde : un capitalisme d’État de plus en plus basé sur les nouvelles technologies. En effet, depuis quelques années, la supériorité technologique des chinois dans beaucoup de domaines n’est plus à prouver, comme par exemple, pour ne citer que les plus spectaculaires, la 5G, l’intelligence artificielle, la biométrie ou les drones etc.

La crise structurelle du capitalisme dans les années 1970 a lancé le monde sur la voie de la mondialisation néolibérale. L’éclatement de la bulle Internet en 2000 a ensuite plongé le monde dans la récession. L’éclatement de la bulle immobilière en 2008 a déclenché la pire crise depuis les années 1930. Tout indique que la nouvelle bulle générée par le boom technologique actuel vient d’éclater et va entraîner une nouvelle crise majeure, peut-être en conjonction avec la crise de la dette des Etats. La prochaine grande récession est susceptible de cimenter cette fusion de l’économie digitale et de l’État policier mondial. Ou assistera-t-on à un changement de cap imposé au système par la mobilisation des masses populaires ?

Dans ce nouveau monde qui se dessine, le nerf de la guerre sera certainement l’investissement massif dans la reconversion de l’économie libérale actuelle en une économie de “Capitalisme digital d’Etat”, espérons plus respectueux de l’humain et surtout de la nature et où la souveraineté économique sera le maître mot.

En Tunisie, les Présidents de la République et du Gouvernement ont utilisé lors de leurs campagnes présidentielles de 2019 des slogans qui raisonnent encore plus, avec cette crise inattendue qui s’est invitée dans le sillage du COVID-19 et qui ont dépassé les attentes de leur auteurs : “changer les concepts” (تغيير المفاهيم) et “changer le logiciel”. Ils sont tous les deux au pouvoir maintenant et ils détiennent les rennes du pays, il est donc de leur devoir de faire ce qu’ils ont promis.

Il est ainsi vital d’accélérer la réalisation, par le levier digital, des 5 tendances de fond, déjà débattues depuis plusieurs décennies, afin d’être prêts pour le nouveau siècle :

  • un marché plus ouvert par la réduction des autorisations économiques et administratives;
  • une fiscalité plus équitable par la suppression des privilèges, la réduction des taux et, surtout, l’application de plus de justice devant l’impôt, par la lutte contre les fuites fiscales;
  • une convertibilité du dinar plus souple par l’octroi du droit à tous les citoyens de détenir un compte en devises;
  • des services publics plus accessibles partout et tout le temps par une digitalisation complète de l’administration;
  • un plan de développement plus ambitieux, notamment par l’investissement massif dans les infrastructures, principalement technologiques, sans oublier le facteur essentiel, à savoir le capital humain.

La Tunisie pourra-t-elle s’adapter rapidement au XXIème siècle, ou restera-t-elle encore pour un moment un pays du XXème siècle ? L’avenir nous le dira : nous avons quelques mois pour gagner ou perdre plusieurs décennies de développement et probablement rattraper les retards et les ratages de ces dernières années. Reconvertir notre économie en une économie mue par les technologies et l’intelligence aura la vertu, non seulement de contribuer à résoudre les difficiles problèmes de l’emploi des jeunes diplômés, mais également de moderniser l’organisation de notre société, de rationaliser l’administration publique, et de mettre le pays sur les rails d’une économie plus équitable tout en étant plus dynamique.

En conclusion, je citerai l’éminent Docteur Mohamed Dhraief à propos de la digitalisation:

  • A court terme, l’Etat doit avoir une approche agressive;
  • A moyen terme, l’Etat doit avoir une approche généreuse;
  • A long terme, l’Etat doit avoir une approche réfléchie.

Hichem Ben Fadhel Consultant et DG de AJYAL CAPITAL

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