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Un rapport que doivent lire attentivement Kais Saied, le FMI, l’UE et les USA

Un rapport que doivent lire attentivement Kais Saied, le FMI, l’UE et les USA

Après le Parlement français c’est au tour d’International Crisis Group de passer à la loupe, que dis-je au scanner, la Tunisie. Dans un rapport de 39 pages publié mercredi 6 avril 2022 et intitulé La Tunisie de Saïed : privilégier le dialogue et redresser l’économie”, l’organisme dépeint la Tunisie laissée par Zine El Abidine Ben Ali et pilotée maintenant par Kais Saied. Le social, le politique, l’institutionnel, l’économique… Tous les aspects de la Tunisie post-révolutionnaire sont épluchés et pas peu. Un document sans concession sur les soubresauts de la jeune démocratie, ses pannes et ratés, ses rendez-vous manqués, ses tourments, la trajectoire prise par le président de la République depuis le 25 juillet 2021… Tout y passe. Un épais document qui parle de la Tunisie en des termes peu flatteurs, et le mot est faible, mais qui demande aussi à ses partenaires – l’UE et les USA notamment – de la soutenir énergiquement. Le rapport indique la voie à suivre…

En voici la synthèse :

Depuis le coup de force du chef de l’Etat, Kaïs Saïed, le 25 juillet 2021, la Tunisie est exposée à un risque de violences sans précédent. Les défis économiques et sociaux sont presque insurmontables, alors que le chef de l’Etat, qui a suspendu partielle- ment la Constitution, multiplie les discours patriotiques et populistes et que l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis exercent des pressions accrues, ce qui pourrait renforcer la crise économique et sociale, déjà susceptible de conduire à la faillite du pays. Dans ce contexte, la polarisation entre pro- et anti-Saïed pourrait s’accentuer. Saïed pourrait prendre des mesures répressives qui aboutiraient à une flambée des violences, et risqueraient d’accroître son isolement politique, ce qui ferait entrer le pays dans l’inconnu. Pour éviter cela, le président devrait accepter la tenue d’un dialogue national et permettre au gouvernement de piloter la politique économique de l’Etat. Quant aux partenaires privilégiés de la Tunisie, ils devraient inciter le chef de l’Etat à accepter un retour à un ordre constitutionnel négocié en offrant des perspectives économiques encourageantes au pays.

Depuis la proclamation de l’état d’exception le 25 juillet 2021, le président Saïed concentre tous les pouvoirs. Il a suspendu les travaux du parlement, limogé le chef du gouvernement, proclamé un décret régissant l’état d’exception le 22 septembre, créé un Conseil supérieur de la magistrature provisoire qu’il a placé sous son contrôle et dissout l’Assemblée le 30 mars 2022. Si les libertés publiques sont encore globalement préservées, plusieurs personnalités politiques, tout particulièrement celles issues des formations inspirées de l’islamisme, Ennahdha et la Coalition de la dignité, ont été emprisonnées, et la grande majorité des observateurs s’inquiète d’une dérive autoritaire.

Bien que la popularité du chef de l’Etat reste incontestable, deux franges de la société s’opposent : plusieurs milliers de pro-Saïed, dont le nombre se réduit, et plusieurs milliers d’anti-Saïed, de mieux en mieux organisés. Le premier groupe est principalement composé de militants et anciens militants nationalistes arabes, de membres de l’extrême gauche, de jeunes défavorisés dont la réussite sociale semble compromise et de personnes se définissant comme « souverainistes », nationalistes et anti-Ennahdha. Les plus engagés promeuvent les promesses électorales de Saïed, notamment son projet de nouvelle fondation, une sorte de démocratie par la base. Le second groupe, opposé à Saïed, rassemble, d’un côté, des sympathisants et activistes des formations inspirées de l’islamisme et, de l’autre, des indépendants dont plusieurs sont membres de professions intellectuelles souvent opposées au régime du président Zine El Abidine Ben Ali, renversé en 2011. Craignant le retour à un régime autoritaire, ce camp milite pour la fin de l’état d’exception. Cette polarisation politique tend à s’accentuer, attisée par des discours vindicatifs sur les réseaux sociaux et relayée par une spirale de mobilisations et de contre-mobilisations de rue.

Rien ne semble arrêter la descente aux enfers du pays sur le plan économique et social. En effet, la marge de manœuvre macroéconomique de Saïed et du gouvernement de Najla Bouden, entré en fonction le 11 octobre 2021, est très limitée du fait des pressions extérieures. La vision économique de Saïed, lequel définit seul la politique générale de l’Etat, vise principalement à lutter contre la corruption et « les spéculateurs » au nom de la morale, ce qui n’a d’ailleurs pas encore contribué à rééquilibrer le budget public. Les agences de notation Moody’s et Fitch, en dégradant la note souveraine du pays, respectivement mi-octobre et mi-mars, ont quasiment fermé l’accès de la Tunisie au marché financier international. Depuis le début de l’année 2021, le Fonds monétaire international (FMI) refuse d’accompagner à nouveau la Tunisie tant qu’elle échoue à présenter une stratégie de réformes réalistes engageant les acteurs politiques, économiques et syndicaux et qu’elle ne met pas en place des mesures préalables telles que la réduction de la masse salariale étatique. A défaut d’un accord avec le FMI en 2022, le pays risque de ne pas pouvoir honorer sa dette extérieure.

De surcroît, les Etats-Unis et l’UE, particulièrement critiques et préoccupés par le coup de force de Saïed, plaident notamment pour un retour à l’ordre constitutionnel. Ils exercent des pressions économiques qui pourraient se traduire par une réduction du montant octroyé au pays dans le cadre de la coopération bilatérale. Ces mesures risqueraient de faire basculer des pans entiers de la population dans la pauvreté et l’extrême pauvreté et d’alimenter, à court ou moyen terme, les violences sociales et politiques.

Cette crise multidimensionnelle inédite, qui se manifeste par une polarisation politique grandissante, des surenchères populistes et des pressions internationales, est sans précédent et risque de produire des effets délétères. Afin de garder la main, le chef de l’Etat pourrait s’engager dans une escalade répressive, tout particulière- ment à l’encontre de la société civile et des milieux d’affaires. Ses discours populistes pourraient accroître la rancœur de ses partisans à l’égard des riches et des étrangers. Dans le cadre de son projet de nouvelle fondation, la promotion de ses partisans à des postes de pouvoir locaux, accompagnée de la dissolution des municipalités élues, engendrerait des conflits violents en bouleversant les équilibres entre réseaux clientélistes à l’échelle locale.

Le chef de l’Etat, en concentrant les pouvoirs, en prenant des décisions sans débat public ni dialogue et en insistant sur la lutte contre la corruption sans que celle-ci ne freine la dégradation du niveau de vie de la majorité de la population, risquerait de s’isoler politiquement et de perdre ses soutiens. Ceci plongerait le pays dans l’inconnu, laissant le pouvoir sujet à de forts soubresauts qui pourraient marquer l’entrée du pays dans une période d’instabilité politique chronique.

Pour éviter un tel scénario et afin de ne pas accentuer les divisions, le chef de l’Etat devrait mettre en place un dialogue politique national, comme l’ont demandé à plu- sieurs reprises les principales forces politiques, syndicales et associatives. Ce dialogue devrait aller au-delà du projet de « consultation électronique » sur les réformes constitutionnelles et politiques mis en place de janvier à mars 2022. Il devrait inclure un pan large de la société tunisienne, notamment les organisations politiques, syndicats et associations. Ce dialogue national devrait se tenir en amont du référendum constitutionnel prévu par Saïed le 25 juillet 2022, afin d’éviter que le chef de l’Etat ne perde le contact avec les acteurs de terrain et ne s’isole, et afin d’apaiser les tensions locales. Il permettrait également de ratifier un plan de réformes économiques réalistes.

Parallèlement, le président devrait revoir le décret 117 du 22 septembre 2021 relatif aux mesures exceptionnelles. Il devrait laisser suffisamment de latitude à la Première ministre pour qu’elle nomme les ministres et définisse les orientations économiques. Ceci faciliterait les négociations avec le FMI, dont le succès semble indispensable pour éviter un défaut de paiement à moyen terme.

Enfin, de leur côté, les principaux partenaires internationaux, notamment l’UE et les Etats-Unis, devraient veiller à ne pas renforcer le malaise socio-économique par leurs pressions extérieures. Si, à l’issue d’un dialogue national, le chef de l’Etat inclut le retour à un ordre constitutionnel négocié dans sa feuille de route politique, les partenaires internationaux devraient en priorité soutenir les efforts visant à stimuler l’économie du pays. L’UE pourrait, par exemple, aborder la question d’une meilleure intégration de la Tunisie dans l’espace économique européen et euro-méditerranéen, et promouvoir l’idée d’une conférence internationale sur la Tunisie réunissant les pays du G7 afin de débattre de la conversion des dettes bilatérales en projets de développement. Elle pourrait également faciliter un nouveau plan de soutien quadriennal avec le FMI prévoyant un important filet social et soutenir le pays dans la course aux transformations technologiques et industrielles accélérées par la pandémie de Covid-19.

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