A la une

Le e-commerce tunisien face à ses contradictions : croissance d’usage, fragilité économique

Le e-commerce tunisien face à ses contradictions : croissance d’usage, fragilité économique

En Tunisie, le commerce électronique attire, mais ne transforme pas encore l’essai. Si les indicateurs de fréquentation progressent, les modèles économiques restent fragiles. L’évolution rapide des comportements d’achat, les défis logistiques et une méfiance persistante envers le paiement en ligne compliquent la rentabilité des e-commerçants.

Alors que les indicateurs semblent au vert, le e-commerce tunisien cache un paradoxe : une fréquentation croissante des plateformes, mais une rentabilité encore incertaine pour les acteurs du marché.

Si les chiffres de la dernière vague du e-commerce, réalisée par MDWEB, montrent un engouement réel, les fermetures successives de leaders comme Founa et Jumia Tunisie soulèvent une question cruciale : est-il vraiment rentable de se lancer aujourd’hui dans le e-commerce en Tunisie ?

Un engouement mesurable, mais pas encore massif

Selon le baromètre de e-commerce en Tunisie mené par MDWEB (vague 5, octobre-novembre 2024), 56 % des internautes tunisiens font des achats en ligne, et 49,2 % d’entre eux passent commande au moins une fois par mois. Cette fréquence, stable depuis plusieurs vagues, confirme l’installation d’un noyau dur de consommateurs digitaux.

L’analyse révèle également un panier moyen en hausse, passant de 156,4 à 173,3 TND par mois, alors que la médiane des dépenses recule légèrement à 91,4 TND. Cette dualité illustre un marché polarisé : certains clients dépensent davantage, d’autres se restreignent, probablement sous l’effet de l’inflation ou d’un pouvoir d’achat contraint.

Un basculement vers le social et le mobile

En parallèle, le mobile et les réseaux sociaux s’imposent progressivement comme les nouveaux canaux d’achat, reléguant les sites web classiques à un rôle de second plan.

Ceci n’est pas étonnant puisqu’en avril 2025, la Tunisie comptait environ 8,84 millions d’utilisateurs de Facebook, soit 71 % de la population, selon les données publiées par NapoleonCat.

Messenger suit de près avec 7,75 millions d’utilisateurs (62,2 %), tandis que Instagram totalise 3,46 millions d’utilisateurs (27,7 %). LinkedIn, quant à lui, rassemble 2,51 millions de profils actifs, représentant 20,1 % de la population tunisienne.

Ces chiffres confirment l’importance des réseaux sociaux dans les habitudes numériques des Tunisiens et soulignent l’enjeu stratégique qu’ils représentent pour les marques et les communicants dans le pays

En effet, le e-commerce classique (site web) cède peu à peu le pas aux réseaux sociaux et à l’achat mobile, qui séduisent pour leur accessibilité et leur instantanéité. Pourtant, les sites restent majoritaires pour les transactions finalisées, notamment dans les segments plus structurés. Les smartphones deviennent l’interface privilégiée d’achat, reflétant un changement d’usage irréversible.

Une mutation des préférences produits

Mais ce que les chiffres soulignent surtout, c’est l’évolution des habitudes de consommation. La typologie des produits achetés en ligne évolue. Le textile et l’habillement prennent la tête des ventes, reléguant le paiement de factures au second plan. Les chaussures, sacs et accessoires s’installent à la troisième place, indiquant une montée en puissance du lifestyle et de la mode dans le e-commerce tunisien. Cette mutation appelle les vendeurs à adapter leurs gammes et leur merchandising visuel.

Paiement à la livraison : confort ou frein ?

Plus de 56 % des acheteurs choisissent encore le paiement à la livraison, dont 90 % en espèces. Ce mode, bien qu’utile pour rassurer l’acheteur, alourdit considérablement la logistique, augmente les taux de refus et bloque l’automatisation des processus.

Parallèlement, les points relais et drives se développent, signe d’une volonté d’efficacité dans le dernier kilomètre.

Le poids des attentes clients : simplicité, prix et livraison

Quatre critères déterminent les décisions d’achat : la clarté du site, l’attractivité des prix, la possibilité de retour et la rapidité de livraison. En réponse, les acteurs locaux doivent proposer une expérience fluide et fiable, notamment en matière de paiement. Or, 56 % des acheteurs préfèrent toujours le paiement à la livraison, un héritage de la méfiance envers les paiements en ligne, avec 90 % d’entre eux optant pour du cash. Une contrainte logistique coûteuse et risquée pour les commerçants.

Ces attentes façonnent l’expérience client idéale. Leur négligence entraîne des taux d’abandon de panier élevés, comme le souligne l’un des KPI majeurs du e-commerce.

Le revers de la médaille : Deux cas emblématiques, deux échecs retentissants, deux chutes révélatrices

Les cas de Founa et de Jumia, pionniers respectivement du supermarché en ligne et du marketplace, illustrent parfaitement les limites du modèle.

  • Founa

Premier supermarché en ligne, propulsé par le COVID, Founa affichait 7,5 MDT de CA en 2021, et 8 MDT en 2022. Pourtant, le modèle n’est pas rentable : 3,7 MDT de pertes en 2021, 4,5 MDT en 2022.

Charges fixes élevées, logistique inefficace et marges trop faibles ont mené à la fermeture, malgré un rachat par MG. Founa incarne l’illusion du volume sans profit.

  • Jumia Tunisie

Avec une stratégie ATAWAD (« Anytime, Anywhere, Any Device »), du marketing digital agressif, du dropshipping et des promos permanentes façon « Black Friday toute l’année », Jumia semblait invincible. Pourtant, la plateforme a quitté la Tunisie en octobre 2024, invoquant un manque de potentiel de croissance à moyen terme, malgré une base client solide.

Les clés de la performance : Quels indicateurs pour mieux piloter ?

Pour éviter l’impasse, les e-commerçants tunisiens doivent s’appuyer sur les bons KPI. Le taux de conversion, le panier moyen ou encore le taux d’abandon de panier sont autant de leviers d’optimisation.

Ci-après l’essentiel des KPI à suivre :

  • Taux de conversion : révèle l’efficacité du site.
  • Panier moyen (AOV) : mesure la valeur unitaire des ventes.
  • Coût d’acquisition client (CAC) : doit être comparé à la Customer Lifetime Value (CLV).
  • Taux de réachat : indicateur de fidélisation et de satisfaction.
  • Net Promoter Score (NPS) : mesure la propension au bouche-à-oreille.
  • Taux de retour produit : impact direct sur les marges.
  • Marge brute : clef de la survie économique à long terme.

Le CLV, en particulier, devient une boussole stratégique. Il permet de mesurer la vraie valeur d’un client dans le temps. Ce ratio guide les dépenses marketing et les décisions d’investissement. Il permet de calibrer les budgets marketing et de justifier un coût d’acquisition plus élevé.

Au-delà d’un modèle data driven porté par des métriques prècis, des pièges ‘‘classiques’’ sont à éviter dont on peut citer principalement :

  • Sous-estimer la logistique
  • Lancer sans analyse de marché
  • Croire que le digital suffit à vendre
  • Ne pas investir dans la création de contenu
  • Opter aveuglément pour le dropshipping
  • Piloter à l’instinct sans données ni tunnel de conversion

Entre espoir numérique et réalité économique

Le e-commerce tunisien évolue vite, mais reste soumis à des contraintes structurelles. Logistique sous-optimisée, faible bancarisation, manque de confiance et concurrence féroce rendent la rentabilité difficile à atteindre. Pour réussir, les marchands doivent miser sur l’expérience client, réduire les coûts d’acquisition et adopter une approche data-driven.

Le e-commerce tunisien n’est pas encore mature. La demande existe, les habitudes changent, mais la rentabilité reste le talon d’Achille. Pour réussir, il ne suffit plus d’ouvrir une boutique en ligne. Il faut penser logistique, marketing ROIste, rétention client, data et expérience utilisateur.

Les entrepreneurs qui survivront seront ceux qui traiteront leur activité comme une entreprise omnicanale, centrée sur le client et pilotée par les données. Et non comme une simple vitrine numérique.

L’eldorado numérique est donc encore en construction. Ceux qui survivront seront ceux qui sauront allier rigueur financière, écoute client et innovation.

Par Walid Kooli

Enseignant universitaire, expert accompagnateur en commerce électronique, stratégies et transformation digitales des entreprises.

 

Que se passe-t-il en Tunisie?
Nous expliquons sur notre chaîne YouTube . Abonnez-vous!

Commentaires

Haut