Par Abdelaziz Gatri : La Douane, entre le marteau du populisme et de l’improvisation, Et l’enclume de la corruption.

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« Un Etat fort et juste », ne cesse de marteler Abbou, ministre d’Etat auprès du chef du gouvernement, chargé de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption, excusez du peu.

Pour lui faire écho, Si Nizar Yaïche, son collègue fraîchement débarqué aux finances, bien inspiré par lui, vient de prendre des arrêtés de mise à la retraite d’office de 21 agents des douanes, dont des officiers supérieurs et des contrôleurs généraux.

Il n’en fallait pas moins pour qu’un député du Tayyar écrive sur son mur : « la volonté politique existe (pour la guerre contre la corruption), il ne manque que la volonté judiciaire », s’écriant « mais quand est-ce que la Tunisie aura son Falcone et son Di Pietro ? », faisant référence aux deux magistrats qui ont défié la Mafia en Italie. Désormais, les tunisiens dormiront tranquilles, nous avons écarté les méchants douaniers, gardé les gentils et triomphé de la corruption dans le pays, et il ne reste à la justice qu’à prendre le relais pour punir les malfaisants. Il ne manquerait que les potences.

Abbou doit rire en se lissant les moustaches, tel un toréador et la galerie des facebookeurs d’applaudir à l’unisson la dernière banderille dans le cou des taureaux, signant une mise à mort décidée depuis belle lurette par le couple de députée-ministre et dont Yaïche n’est que l’instrument.

Malgré la corruption généralisée arrivée à la métastase, malgré le classement des députés et de la primature (administrations dépendant du chef de gouvernement) en tête de peloton des corrompus selon le dernier classement 2019 de Transparency Intrenational, il n’y en a que pour la douane.  Il est vrai que dans le subconscient collectif tunisien, les douaniers n’ont pas bonne presse. Les siècles de domination par les étrangers, pendant lesquels le paiement de dîmes, gabelles, impôts et autres droits de douane s’accompagnait de brimades et d’humiliations et ne profitait qu’à l’occupant, ont fini par incruster la haine du percepteur dans le cœur des tunisiens.

Ben Ali le savait et en profitait à cœur joie. Quand il était informé que sa cote était au plus bas, il organisait une visite au port ou dans les dépôts des douanes, lançant quelques fléchettes aux pauvres agents, histoire de les humilier devant les caméras et le tour était joué. Le JT de 20 heures se chargeait du reste. Le bon peuple savourait, exultait.

Les chefs de gouvernement d’après révolution ont pris la relève : quand tout va mal pour eux, ils vont s’essuyer les chaussures sur le paillasson de la douane, mettant à profit une innovation de taille : les réseaux sociaux.

C’est pour ces raisons que je n’ai nourri aucun espoir sur ce gouvernement, ni sur la nomination de Si Abbou à la tête de ce super ministère, taillé sur mesure pour lui. Non pas que j’aie des doutes sur sa sincérité ou sa volonté, conditions nécessaires, mais pas suffisantes pour la tâche qu’il se propose d’accomplir ; mais parce que je savais qu’il lui manquait le vécu et la connaissance des rouages de l’Etat et de l’administration pour prétende les réformer. Pire, il est dans une logique du show, plutôt que dans celle de l’efficience.

Sa première action, une fois investi, a confirmé mon opinion sur lui. Quelle idée de lancer un raid des services de son département faire le pointage dans 3 administrations de la région de Tunis, et d’en faire un exploit à coups de communiqués et de post Facebook ! Ceux qui ont cru aux promesses des suites à donner à ce فتح مُبيـن et aux fermes résolutions d’en organiser d’autres sur toute la république doivent attendre.

Voilà pour la réforme de l’administration et la gouvernance.

Pour la lutte contre la corruption, on va faire comme B’hiri pour la justice, Rajhi (et Ben Sedrine) pour l’intérieur et Ayed pour la douane en 2011, on va envoyer quelques douaniers en retraite d’office, c’est-à-dire les livrer en pâture à la meute, la justice tranchera après. C’est comme dans les westerns spaghettis, on tire d’abord, on discute ensuite. Et tant pis si les règles de forme sont piétinées, au risque de se retourner contre l’Etat, comme pour 2011. Car le statut général des agents des douanes subordonne une telle mesure à l’avis motivé du conseil d’honneur, conseil qui n’a pas été saisi pour les besoins de la cause. Même le directeur général des douanes n’a pas été informé. Quelle classe ! Pourquoi ces 21 et pas d’autres ? Et pourquoi les douaniers et pas les autres corps ? Qui paiera les pots cassés demain quand le tribunal administratif annulera ces décisions pour vice de forme comme pour celles de 2011 et prononcera la réintégration avec versement des rémunérations non perçues ? Vous peut-être messieurs les ministres ?

Et vous Si Yaïche, comment tolérez-vous que les arrêtés de mise à la retraite soient pris en photo et diffusés sur les réseaux sociaux après signature et avant d’avoir été enregistrés au bureau d’ordre et apposés du cachet du ministère, et surtout avant d’avoir été adressés à la direction générale des douanes et portés à la connaissance des intéressés, provoquant la mort de la mère de l’un d’eux d’une attaque cardiaque, ayant appris la nouvelle par Facebook ?

Voilà pour la lutte contre la corruption.

Ah ! J’allais oublier. Pour le Q7 à 270.000 dinars de l’Etat, Si Abbou nous a sorti du tiroir un arrêté de Ben Ali datant de 1992, non publiable, sur les avantages en nature des ministres, pour couvrir son collègue aux transports, son chauffeur ou sa fille. Va savoir, avec les doutes qui pèsent sur l’enquête. Ben Ali est infâme, mais ses lois sont bonnes. Comme nos résultats.

Quant à la divulgation des normes du cahier des charges pour la confection des masques par un membre de la commission chargée de le préparer, industriel de son état et à l’attribution de la confection de 2 millions de masques par le ministre de l’Industrie à un député par simple coup de téléphone, pour Abbou, cela est entaché de quelques irrégularités qu’on ne peut qualifier de faits de corruption, empiétant ainsi sur l’instruction menée par la justice. Il emboîte le pas à son chef du gouvernement qui a défendu ministre et député, niant tout acte de corruption, accusant les dénonciateurs d’être des pêcheurs en eau trouble, ajoutant que pour les faire taire, il était même disposé à légiférer après coup pour rendre la chose légale, fort de la délégation des pouvoirs judiciaires que vient de lui attribuer l’ARP. Et tant pis pour la non rétroactivité de la loi ; entre membres du gouvernement et gens du pouvoir, on se serre bien les coudes. Le ministre de l’Industrie a expliqué qu’il ne savait pas que le député était député et le député d’expliquer qu’il ne savait pas, qu’en tant que député, il n’avait pas le droit de conclure des marchés avec l’Etat. Député à l’insu de son plein gré, quoi.

Des milliers de pages de rapports et de projets de restructuration de la douane, de simplification et de dématérialisation des procédures, de révision des textes législatifs et réglementaires, à même de couper l’herbe sous les pieds des corrupteurs et des corrompus, de limiter la fraude et la contrebande, d’accroître les recettes de l’Etat, de rendre leur dignité aux douaniers et de multiplier leurs salaires, dorment dans vos départements. J’en ai moi-même rédigé des dizaines et conduit une équipe qui a élaboré un plan détaillé de restructuration, avec projets de décrets et exposés des motifs, plan que j’ai remis à l’autorité de tutelle en janvier 2016, et resté lettre morte. Pour quelles raisons selon vous ? Eh bien, parce qu’un tel projet menace les intérêts des fraudeurs et autres contrebandiers, bailleurs de fonds des partis et financiers des campagnes électorales. Avant on chantait, maintenant que eux-mêmes se sont fait élire au parlement, on va danser.

Entre-temps, la justice a déjà vite fait de régler son compte au délégué de Sidi El-Hani : huit mois avec sursis et 800 dinars d’amende. Ça lui apprendra à n’être ni ministre ni député. La prochaine fois, il n’aura qu’à se présenter aux élections ; avec un casier judiciaire comme certains, il peut aller loin.

Abdelaziz GATRI. Expert-conseiller, opérations de commerce international, contentieux douanier.

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Publié par
Tunisie Numérique