Politique

Par Abdelaziz Gatri : Bourguiba le bien-aimé, le haï et le fonds de commerce

Par Abdelaziz Gatri : Bourguiba le bien-aimé, le haï et le fonds de commerce

De son vivant déjà, Bourguiba ne laissait personne indifférent. Il subjuguait ses partisans par son regard bleu vif, son verbe acéré, sa gestuelle théâtrale, sa volonté à toute épreuve et son long combat contre la colonisation. Ses ennemis lui vouaient une haine inextinguible alimentée par la répression qu’il faisait abattre sur eux par vagues successives.

On avait espéré que, la mort venant, l’homme finirait par mettre tout le monde d’accord pour le laisser profiter d’un repos éternel amplement mérité. Mais, si la majorité des tunisiens, connus pour leur tolérance et leur magnanimité envers tout être  décédé, fut-il le plus détestable des personnages, ont su rester digne envers sa mémoire, indépendamment de leur attitude envers lui, en vertu du hadith « parlez de vos morts en bien », il s’est toujours trouvé quelques poches d’ennemis irréductibles qui, à chaque date anniversaire de sa naissance ou de sa mort, déterrent l’homme pour le livrer à une œuvre de lynchage posthume de la plus basse des gammes. Certains, par pure haine primaire pour l’homme qu’il fut, d’autres, s’en prenant à la pensée éclairée du politique et leader national qu’il n’a cessé d’être, à son œuvre et à son legs politique et social, tous guidés par leur aveuglement  découlant d’une haine inextinguible qui doit les ronger, les poussant, par manque d’arguments, au recours à l’insulte et à la profanation de sa mémoire. Ils sont autant à plaindre qu’à blâmer.

De l’autre côté de la joute, se tiennent les éternels inconditionnels qui, bon an mal an, se refusent eux aussi à faire leur deuil de celui qui fut l’objet d’un culte immodéré, culte qui a fini par avoir raison de lui en premier.

Les premiers se livrent régulièrement à des réquisitoires entièrement à charge, reprenant, à juste titre, mais uniquement, ses travers : répression et tortures, asservissement de la justice, corruption… . Bien sûr qu’il y’eût tout ça, mais il y a eu aussi des réalisations indéniables, parmi lesquelles figure en place privilégiée le code du statut personnel, qui n’était pas une revendication populaire, mais l’œuvre de l’homme.

Les autres, ne lui rendent pas service par leur fanatisme, continuant à ruminer la nostalgie d’une ère qu’ils pensent avoir été l’âge d’or de la Tunisie par le seul fait qu’elle correspond tout simplement à leur jeunesse et aux privilèges dont leurs parents jouissaient, par le seul fait de leur situation sociale, de leur proximité avec le pouvoir ou de leur soumission à lui.

Malheureusement, une troisième tendance est venue se greffer sur celles des ennemis et des inconditionnels du défunt leader, j’ai cité les populistes en tous genres, ceux qui ont assisté en spectateurs impassibles à sa destitution et à sa déchéance, sans bouger d’un cil, se rangeant d’un coup derrière son traître de bourreau, ravalant les vivats et les Yahia Bourguiba contre des slogans à donner la nausée, genre allah ahad Ben Ali ma kifou had (dieu m’est témoin, Ben Ali n’a pas d’égal). D’autres se sont contentés de se terrer dans les demeures cossues et les domaines mal acquis sous Bourguiba, faisant le mort et jouissant des privilèges dont ils ont hérité, notamment une pension de plusieurs milliers de dinars, acquise à la faveur d’une législation à double vitesse en matière de retraite.

Après la révolution, toute cette racaille s’est rappelée au bon souvenir du leader oublié, a ravivé le vieux culte de la personnalité, a fait de son mausolée un lieu de pèlerinage, et de sa mémoire un fonds de commerce politique illégitime. Que n’a-t-on pas vu ce vieux briscard sur le retour pleurant sur la tombe de son mentor derrière des lunettes noires qu’il avait voulu identiques à celles du Zaîm, alors qu’il fut un acteur privilégié de sa déchéance et un serviteur zélé de son successeur ? Et cette ancienne secrétaire générale adjointe du RCD qui a fait de la louange servile de Ben Ali une gymnastique personnelle, drainant derrière elle un chœur de « claudettes » soumises, devenue soudain bourguibiste dans l’âme après la révolution, arborant ses photos à tout bout de champ ? Et ces nains de la politique, chefs autoproclamés de partis microscopiques se recueillant sur sa tombe, avec leur air mesquin et obséquieux ?

Même l’honorable Kaïs Saïed, honnête homme politique s’il en existe, lui, le président qui n’avait même pas dédaigné célébrer deux des dates les plus chères à Bourguiba, celles de l’indépendance et de la république, s’est déplacé en grande pompe aujourd’hui à Monastir pour réciter la fatiha sur sa tombe, ne manquant pas de profiter de l’occasion pour adresser, comme à son habitude, des fléchettes à ses opposants et aux moulins à vent dont il détient seul l’adresse.

En fait, pour rester objectif, il n’y a pas eu qu’un seul Bourguiba. Il y a eu d’abord le jeune avocat, militant au sein du vieux Destour, puis le tribun hors-pair instigateur de la dissidence et promoteur du Néo Destour. Ensuite, il y a eu le Bourguiba qui s’est affirmé leader politique incontesté de la lutte pour l’indépendance. Après 1956, il fut l’homme de la réforme politique et sociale, de l’institution de la république, de la fondation de la diplomatie tunisienne, du code du statut personnel, de la généralisation de l’enseignement et de la santé, des grandes réalisations d’infrastructure (routes, barrages, hôpitaux, écoles…). Malheureusement, en parallèle, s’est développé chez lui, insidieusement, un culte de la personnalité croissant, accompagné d’un penchant inassouvi pour le despotisme et l’accaparement de tous les mérites et de tous les pouvoirs. Sa première grande erreur fût l’interdiction de tous les partis politiques, y compris le PCT qui avait pris part à la lutte pour l’indépendance. Désormais, il n’y aura plus personne dans le paysage politique légal pour tirer la sonnette d’alarme en cas de dérive. Il n’y aura que des soumis et sous-fifres prêts à s’aplatir pour les miettes qu’ils recevaient. Cela lui fut fatal. Et à la Tunisie.

C’est à partir des années 70 que les choses se gâtèrent définitivement, avec la détérioration de la santé de Bourguiba et son refus de permettre sa succession de son vivant, se déclarant président à vie, veillant à une répression aveugle de l’opposition de gauche tout en ménageant, et même en encourageant la jamaâ islamiyya naissante, ancêtre de l’actuelle secte khwenjia.

L’avènement des clans autour du président n’a fait que pourrir le climat politique. La suite, on la connaît.

S’il s’était retiré à temps, s’il avait eu le génie de Senghor qui avait organisé des élections démocratiques qui ont donné un successeur, puis s’est retiré dans la dignité pour se consacrer à la littérature, il n’aurait pas eu cette destinée tragique à la roi Lear, abandonné par toutes les cliques de laudateurs d’hier, les statues érigées à sa gloire déboulonnées, exilé dans sa propre ville natale, exhibé de temps en temps comme une bête de foire, et enfin, mal enterré.

Et nous, nous n’aurions pas eu Ben Ali, ses frères et sœurs, sa belle-famille…et les khwenjia au bout de la ligne.

L’homme est mort ; la moindre des corrections aurait été de laisser aux seuls chercheurs et historiens le soin de dresser un bilan objectif de sa vie et de son œuvre, loin de toute instrumentation politique, en mettant en lumière son passif, bien sûr, mais son actif aussi, pour servir de leçon aux générations futures. Pour cela, il eût fallu beaucoup de grandeur d’âme qui malheureusement fait défaut chez les uns et les autres aujourd’hui.

Paix à l’âme de Habib Bourguiba. Laissons-le dormir en paix et occupons-nous de continuer son œuvre et d’éviter ses travers. C’est à mon avis l’unique manière digne de lui rendre l’hommage qui lui sied.

Abdelaziz Gatri,

activiste politique, Alliance patriotique pour l’ordre et la souveraineté (A.P.O.S)

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