Economie

Par Hadi Sraieb – La société tunisienne en voie de liquéfaction avancée !

Par Hadi Sraieb – La société tunisienne en voie de liquéfaction avancée !

Le terme de liquéfaction ou de « société liquide » est emprunté au sociologue Zygmunt Bauman, professeur « London School of Economics ». Un concept inventé et décliné dans les années 90.

La notion de «société liquide» va progressivement passer dans le langage courant, sans doute parce qu’elle est manifestement pertinente et permet d’indiquer en un seul mot les caractéristiques des sociétés contemporaines. Zygmunt Bauman l’emploie dans un sens précis. Une société est dite moderne-liquide si les situations dans lesquelles les hommes se trouvent et agissent, se modifient avant même que leurs façons d’agir ne réussissent à se consolider en procédures et habitudes. En quelque sorte une société pulvérisée où les relations humaines deviennent flexibles et éphémères plutôt que durables, tant au plan personnel qu’au plan collectif.

Les repères de sens collectifs, tant culturels qu’institutionnels tendent à s’estomper voire à disparaitre au profit d’un chacun pour soi, et de la lutte de tous contre tous, ne laissant subsister que des ersatz de rapports sociaux sans réelle consistance.

Une société donc qui fluidifie à l’excès la vie elle-même, une vie incertaine, précaire, sans référentiel assuré, rendant l’individu incapable de tirer le moindre enseignement durable de ses propres expériences parce que le cadre et les conditions dans lesquelles elles se déroulent changent sans cesse.

Il en va sans doute ainsi en Tunisie, depuis l’effondrement du régime politique et la propulsion de toute la société dans une nouvelle période de profondes incertitudes quant à son devenir.

La métaphore d’Antonio Gramsci n’a jamais été autant d’actualité: « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».

Partout et dans les moindres plis et replis de la société, l’aléatoire, l’arbitraire, l’injustifié, l’immérité se sont insinués subrepticement partout, tant dans les rapports sociaux et interpersonnels que dans les relations à l’Etat et à ses institutions.

La liquéfaction de la société tunisienne s’observe à tous les étages.

Il ne s’agit pas de simples indices disséminés ici et là, mais bien d’une nouvelle séquence historique marquée par la déliquescence des institutions publiques, l’explosion de l’incivilité (y compris fiscale), la décomposition de la société politique avant même de s’être réellement constituée (tourisme politique), sur fond de dégénérescence de sa base économique et de ses mécanismes de fonctionnement.

Une personne sur deux en âge de travailler est désormais reléguer dans l’espace de l’économie informelle, vivant d’expédients, sans le moindre espoir d’en sortir ! La désindexation continue des salaires de l’inflation a fini aussi par laminer le pouvoir d’achat réel (et pas nominal) des couches intermédiaires les poussant à rechercher des échappatoires plus ou moins licites (2e activité, rétribution du soutien scolaire, prébendes diverses pour services rendus)….

La liste est bien trop longue, mais l’on pourrait tout autant observer les phénomènes de nécrose aux plans culturel et éthique: défiance tous azimuts, perte des horizons de sens, recroquevillement identitaire confessionnel ou régional ! On pourrait ainsi multiplier les angles d’approche qui témoignent de cette liquéfaction avancée.

Zygmunt Bauman décrit cette dilution du lien social: « La modernité liquide ne se fixe aucun objectif et ne trace aucune ligne d’arrivée ; plus précisément, elle n’attribue la qualité de la permanence qu’à l’état d’éphémère. Le temps s’écoule, il n’avance plus ».

Liquéfaction économique (précarité envahissante), liquéfaction sociale (dépossession du sens de l’existence dans un monde dont on ne maîtrise plus les règles), liquéfaction politique (désenchantement pour la chose publique, nomadisme, incapacité à produire un horizon crédible…). Peut-être conviendrait-il d’ajouter le consumérisme forcené des fractions encore épargnées par cette crise générale. Dans ce « clair-obscur », la capacité à consommer tend désormais à définir le statut social !

La société liquide apparaît bien pour ce qu’elle est : celle du mouvement perpétuel où l’éphémère et le nouveau ont pris le pas sur le nécessaire ou l’utile et le durable. De manière plus triviale mais somme toute appropriée, une société devient liquide quand « ni le travail, ni l’amour, ni l’amitié ne sont plus des structures solides », et dans laquelle s’instaure l’extrême précarité des liens intimes et sociaux.

Le désarroi frappe alors… et se généralise de proche en proche, source inépuisable d’anxiété, d’humeurs irascibles, colériques et rageuses débouchant irrémédiablement sur des surenchères incontrôlables, des troubles allant des contestations corporatistes à la multiplication des mouvements d’insoumission.

La société politique (gouvernement des hommes et administration des choses) est au cœur de cette liquéfaction.

Elle est, -a contrario de ce que l’on pouvait attendre-, proprement incapable de se projeter à moyen ou long terme. Tergiversation, atermoiement, indétermination, louvoiement, sont, -sans le moindre doute- les qualificatifs qui la caractérisent le mieux depuis l’instauration de la 2e République !

Dans ce pays de tradition réformiste, pas l’ombre d’une réforme ! Les clivages gauche-droite, progressiste-conservateur, marqueurs essentiels de toute vie politique, se sont pour ainsi dire estompés, affadis pour laisser place à une « gestion de l’existant », insipide, inconsistante (car ne touchant à rien) incapable de relever les défis des temps nouveaux: le travail digne, l’égalité concrète des chances, mais aussi les enjeux majeurs du changement climatique : souveraineté alimentaire, énergétique… Tout cela, il est vrai, sous les auspices d’un « peuple de votants » devenu lui aussi liquide, irrésolu, fantasque, indifférent ou absent et des rapports de force également changeants, imprévisibles et instables.

Pas étonnant alors que surgisse dans ce « clair-obscur » une forme inédite de l’exercice du pouvoir qui se sépare sans grande difficulté du régime des partis politiques et qui affirme la fin de toute médiation avec la société civile.

Une consécration qui ne doit rien au hasard dans la mesure où cette même société atomisée, lassée de promesses non tenues et de l’absence de confrontations de points de vue divergents finit par s’en remettre à une personnalité perçue comme sauveur providentiel au-dessus des miasmes partisans.

Pourtant cette prise de distance ne fait pas de cette forme de gouvernance, un pouvoir politique foncièrement antisystème. Bien au contraire, ce sont désormais les groupes de pression et les différents lobbies qui vont se substituer aux partis dans le cadre du processus de décision politique.

Les structures d’appartenance multiples désormais dégénérescentes qui assuraient simultanément fidélité et engagement, canalisaient les relations sociales et conféraient des significations aux actions, cèdent désormais la place aux réseaux qui servent tout autant à connecter qu’à déconnecter.

S’en suit, nous dit  Zygmunt Bauman la formation d’« essaims » définis comme des ensembles d’individus réunis par une solidarité de circonstance, flottante et versatile n’assurant que le confort du nombre (comme un social network qui remplace l’amitié authentique par le nombre « d’amis ») et jamais le partage de principes ni la solidarité sociale (autre que caritative) encore moins l’engagement politique.

Le nouveau pouvoir est d’abord une dépolitisation des anciennes offres politiques.

Il reconvertit par une agrégation de contenus disparates sans souci manifeste de cohérence doctrinale. Il additionne des sensibilités différentes sans pour autant rechercher leur compatibilité.

D’aucuns pointent un « populisme » en action. De fait, l’habilité de ce pouvoir consiste précisément à s’emparer des humeurs souvent contradictoires : le désir d’un renouvellement et les préoccupations conservatrices des élites, l’aspiration à la moralisation et le ressentiment des vieux acteurs ayant échoué dans leur mission historique.

Mais à y regarder de plus près ce nouveau pouvoir n’invente rien. Il renouvelle les vieilles recettes de la « fabrication du consensus » pour légitimer un pouvoir exclusif mais toujours au service des classes dominantes actuelles ou en voie de renouvellement ! Les signes avant-coureurs sont déjà là : La nouvelle loi de finances qui ressemble à s’y méprendre à toutes celles qui l’ont précédé !

En quelque sorte donc le changement dans la continuité, la concentration de tous les pouvoirs en plus !!

Hadi Sraieb, Docteur d’Etat en économie du développement

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