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Par Hadi Sraïeb: Une économie de connivence ! Pour combien de temps encore ?

Par Hadi Sraïeb: Une économie de connivence ! Pour combien de temps encore ?

Une économie de connivence! Pour combien de temps encore ?

Tenter de répondre à cette interrogation, c’est tout d’abord prendre acte des traits culturels caractéristiques de la société.

La Tunisie est un village, tout le monde peu ou prou se connait.

Le strict anonymat de l’individualisme des sociétés occidentales y est encore relativement peu répandu, en dépit du fort degré d’urbanisation du pays.

Si l’essentiel des traits structurants de la société traditionnelle décrite très tôt par Ibn Khaldoun (aristocratie urbaine, tribalisme régional, substrat économique empreint de féodalisme) a cessé d’exister, demeurent prégnants des particularismes, sortes de vestiges ou réminiscences d’un passé révolu.

Des opérateurs d’appartenance rarement explicites mais néanmoins biens réels continuent à façonner l’espace des relations sociales.

Nous les avons conceptualisés par le terme « nesba », proprement intraduisible en français.

Ces opérateurs d’affiliation s’articulent autour de la famille, de la parenté étendue, d’alliances (notamment matrimoniales), de solidarité locale ou régionale.

Ils renseignent et instruisent pour une large part les statuts et positions sociales et façonnent les conduites interpersonnelles et plus généralement régissent le spectre complexe des relations sociales.

La « nesba » comme vecteur identitaire participe activement mais silencieusement au processus de répartition des pouvoirs (réels et symboliques) et à sa reproduction élargie.

La valeur sociale du patronyme et de ses attributs attachés s’immisce dans l’ensemble des rapports sociaux de la modernité individuelle pour venir s’inscrire dans les relations de domination, d’allégeance, voire de subordination. La « nesba » ne peut être assimilée à un déterminisme étroit qui viendrait, à elle seule, décider des modalités de la mobilité sociale.

Loin s’en faut ! Il n’en reste pas moins que l’appartenance sociale (ici ethnonyme) joue sa partition avec plus ou moins de bonheur dans la formation et le renouvellement des rapports sociaux : Accès différencié au capital matériel, au capital social (réseau d’amitiés et de connaissances), au capital culturel et symbolique (notoriété, prestige, crédit, autorité).

Tout cela pour dire que la modernité individualiste n’est pas venue à bout de l’éthos (us et coutumes) de la société traditionnelle comme en témoigne la persistance des pratiques paternalistes, tutélaires, clientélistes, qui modifient des droits en faveurs transformant les ayants-droits en obligés.

On comprend mieux dès-lors certaines modalités de fonctionnement de la société et de son substrat économique.

Très tôt, de nombreux observateurs et analystes ont mis à nu (les experts de la BM avec un certain retard) ces traits si particuliers, propres à la marche économique et sociale du pays.

Divers adjectifs sont ainsi venus se greffer sur le substantif : Economie néo-corporative, capitalisme de copinage, économie de rente…. Des formules chocs à vocation bien plus médiatique ou normative, voire politique, qu’à celle de la recherche académique.

Cette dernière et bien antérieurement à ces définitions grandiloquentes, s’était déjà attelée à étudier l’ensemble des distorsions qui affectaient la « concurrence libre et non faussée » de l’économie de marché, en introduisant de nouveaux concepts dans la lexicologie académique.

Il est alors question de « concurrence oligopolistique », de marché contestable, de barrières à l’entrée, d’abus de position dominante, de pouvoir de marché, d’économies d’échelle ou d’envergure effet d’aubaine ou d’éviction.

Toute une terminologie qui permet de réintroduire les effets de taille et d’asymétrie (rôle des grandes entreprises et des firmes multinationales) bien plus conformes à la réalité qu’au modèle désuet de la concurrence pure et parfaite et de la main invisible!

Dans le sillage de la période traumatique du népotisme et de la prédation économique de « la famille », la notion d’économie de rente revient sur le devant de la scène, après avoir été exclusivement utilisée pour caractériser les économies pétrolières ou plus généralement les économies à dominante d’industries extractives et d’exportations de ressources naturelles !

Effet de mode ou réelle pertinence et pour quels prolongements prescriptifs ?

Observons tout d’abord que cette caractérisation conceptuelle de l’économie tunisienne trouve ces outils dans la théorie de la recherche de rente (rent seeking).

Cette dernière redéfinit l’usage du terme comme « surprofit de situation ou d’innovation ». Autrement dit, les entreprises rentières bénéficieraient d’un taux de profit pour leur capital investi supérieur au taux de profit moyen de leur branche ou des segments sur lesquelles elles évoluent.

Une théorie qui établit une stricte équivalence entre « rente » et « surprofit », là où traditionnellement l’Economie Politique classique renvoie la rente au revenu foncier ou mobilier du « gentilhomme oisif », concept radicalement distinct de celui de profit de l’entrepreneur, ou de l’intérêt du banquier.

L’emploi du terme de rente en lieu et place de celui de surprofit laisserait supposer qu’un ensemble d’entrepreneurs bénéficieraient d’avantages ou de protections illégitimes, refusés à d’autres acteurs de la même branche d’activité. Appliquée à la réalité tunisienne, cette approche permet d’élucider les phénomènes de cartellisation, d’entente, d’abus de position dominante des grands groupes familiaux ou bien encore des barrières à l’entrée (licence, autorisation, cahier des charges) obtenues par certaines professions (corporations) se protégeant ainsi de toute compétition déloyale d’éventuels « nouveaux entrants ».

Ces diverses rentes auraient pour effet de distordre le fonctionnement concurrentiel et par là d’affaiblir la dynamique d’ensemble de l’économie.

L’économie de rente se traduirait par une croissance réduite, voire atone, loin de son optimum, avec son cortège d’inefficience dans l’allocation des ressources, de sous-emploi endémique et de creusement des inégalités.

Les surplus réalisés grâce aux rentes n’iraient pas, de surcroit, au réinvestissement mais seraient ainsi dévoyés vers la consommation ostentatoire ou vers des secteurs moins risqués d’importation ou d’activités de service franchisées.

Tous les déséquilibres seraient ainsi systématiquement renvoyés à la rente, cause de tous les maux.

Les diverses rentes sont jugées “illégitimes et artificielles” car obtenues au prix d’une violation des règles du jeu de « la libre concurrence et non faussée » et de la liberté d’entreprendre, avec le consentement explicite ou tacite de l’Etat et des appareils administratifs qui organisent l’allocation et la régulation des prébendes !

L’économie de rente met ainsi en lumière les liens organiques (pressions réciproques) entre des acteurs économiques influents (la nesba des notabilités, groupes-holdings familiaux ou corporations) et les pouvoirs politiques toujours en quête de légitimité, qui en quelque sorte « monétisent des services » en contrepartie de l’assurance d’une paix sociale (par la création d’emploi), du soutien (consenti ou forcé) sous des formes diverses du discours de l’Etat (réformisme consensuel) et plus généralement d’une légitimation du régime et de ses institutions !

Et bien qu’il soit difficile empiriquement de caractériser l’ensemble des connexions qui s’établissent au sein de cette économie de connivence, nous disposons néanmoins de symptômes, d’indices, de traces.

Notons au préalable que les entreprises « onshore » sont de manière continue et persistante « sous-capitalisées ».

Le crédit bancaire est donc un point de passage vital et obligé.

Si l’accès au crédit se conforme en apparence à toutes les règles prudentielles (garanties, hypothèques) sous la supervision de la centrale de risques, la réalité est tout autre si l’on en juge par la récurrence des crises périodiques du système bancaire (1994, 2003, 2014).

La réapparition régulière de « pics » de créances douteuses (au-delà des 20% de l’encours) et leurs apurements consécutifs, témoigne moins d’une dérive pathologique, que d’une modalité de financement, mais surtout d’une modalité de l’exercice du pouvoir.

Les crédits et autres facilités financières des « bâtisseurs de l’économie », des holdings familiales historiques, des personnalités en vue de PME locales (soit plus de 50% de l’encours) sont le plus souvent obtenus sur la base du patronyme, de la réputation, de connexions amicales ou politiques (La Nesba), car les banques savent qu’en cas d’extrême difficulté, elles obtiendront le soutien de l’Etat.

Cette logique de dépendance mutuelle et de réciprocité permet tout autant à l’Etat de s’immiscer dans les rouages économiques à des fins de contrôle ou d’intimidation (affirmation de l’autorité de l’Etat) qu’aux acteurs historiques et autres groupements professionnels de négocier des contreparties facilitant leur déploiement !

Il en va ainsi de la prolifération de textes législatifs et réglementaires qui tendent à protéger les acteurs dominants sur des segments d’activité, voire de branches, de l’immixtion intempestive de nouveaux venus.

Au lendemain de la révolution, la Banque Mondiale ne recense pas moins de 500 dispositifs conditionnant, limitant, interdisant, la création de nouvelles entités dans plus de 30 domaines d’activité.

Mais si l’économie de connivence persiste dans ses fondements socio-politiques, elle n’en est pas moins bousculée par les nouveaux « hommes d’affaires » qui tentent de bénéficier aussi des règles du jeu, quitte à chercher à inverser la relation d’allégeance à leur profit à la faveur de menus services rendus aux personnels politiques et dirigeants au pouvoir.

La remise en cause du protectionnisme partagé des protagonistes de l’économie de connivence (l’entre soi fait d’arrangements et d’accommodements) laisserait supposer, -du moins certains le croient-, que l’abaissement ou l’abandon des barrières à l’entrée et de régulation asymétrique se traduirait mécaniquement par un sursaut de l’investissement et une multiplication de nouvelles activités (la fable du boulanger, reprise dans l’hémicycle).

Rien n’est plus faux ! Vaincre et venir à bout de l’atonie actuelle et de l’empêchement délibéré suppose de disposer d’un horizon plus prévisible, d’activer de nouveaux ressorts (notamment de celui des activités destinées au marché domestique), de « fléchage et d’accompagnement différenciés » des investissements.

En un mot d’un Plan de Développement digne de ce nom (et pas d’une feuille Excel 2016-2020) démocratiquement délibéré et construit !

 

Hadi Sraieb, Docteur d’Etat en économie du développement

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