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Par Abdelaziz Gatri : Je pleure Tahar Labbassi et la Tunisie

Par Abdelaziz Gatri : Je pleure Tahar Labbassi et la Tunisie

Les larmes m’inondent et les mots me restent au travers de la gorge : Si Tahar Labbassi, professeur universitaire, ancien doyen de la faculté des sciences humaines et sociales, militant syndicaliste et politique, vient de nous quitter discrètement, dans l’anonymat. Il faut dire que malgré son statut et son érudition, il n’était pas homme à faire du bruit.
Il y a deux ans, je ne connaissais pas Si Tahar et ne savais même pas qu’il existait. C’est autant dire sa discrétion que mon ignorance, car, comment peut-on avoir vécu soixante ans sans l’avoir connu, lui, si brillant, si élégant, si patriote ? C’est au hasard des lectures facebookiennes que je tombai sur l’un de ses posts partagé par un ami. Tout de suite, j’ai aimé, comme on dit. L’élégance de la plume le disputait à la clarté du propos, la passion de la chose publique en sus.
Depuis, chaque matin que dieu fait, je me réveillais en parcourant mon fil d’actualité pour y lire le post quotidien de Tahar. Et il fallait se lever très tôt pour se délecter de la primeur de ses écrits, car à cinq heures il a déjà publié et s’en est allé vaquer à ses occupations, je dirais ses passions : l’enseignement, la recherche, la politique, autrement bien sûr, et la flânerie. Je percevais son humeur à travers les lignes : ses angoisses, ses espoirs, ses déceptions et même ses défaites s’y lisaient aisément. Je suis même parvenu à deviner s’il écrivait de Tunis ou de Djerba ou d’ailleurs, car en écrivant à partir de « son » île, ses mots papillonnaient et en devenaient enchantés, enchanteurs. Tantôt, je me contentais « d’aimer », tellement ses idées étaient une évidence pour moi, tantôt je partageais sur mon mur. Il m’arrivait aussi de commenter pour exprimer mon adhésion ou mon désaccord, et il répondait constamment avec la même élégance, même quand mon propos était peu amène.
Un jour, au hasard d’un événement organisé par le collectif N’cherek, je l’ai rencontré. Tout de suite, il m’a reconnu autant que je l’ai reconnu. Il était comme je le devinais : assez grand, les traits fins, les yeux scintillants derrière ses lunettes, le contact facile, et les bons mots pour dire ses sentiments d’amitié et ses idées. Mais surtout l’humilité. Dieu que les vraies sommités de ce pays sont humbles ! Face à la facilité avec laquelle les ignares ont pris l’habitude d’occuper l’espace public, il opposait la discrétion. Une discrétion que je lui reprochais, à lui et aux autres grands intellectuels de ce pays, car je crois que la médiocrité n’a pris pignon sur rue qu’à la faveur de l’espace resté vacant. J’en suis même en colère contre eux, une colère aussi sincère qu’affective.
Mais au-delà de ma tristesse, ma vraie colère s’abat sur toute la classe politique aux affaires ou dans l’opposition depuis janvier 2011. Les Béji Kaid Essebsi, Nejib Chebbi, Moncef Marzougui, Rached Khriji, Hamma Hammami, Mohsen Marzouk, Mehdi Jomaa, Youssef Chahed et tous les autres, qui ont fait rater au pays un grand rendez-vous avec l’histoire, avec les atermoiements des uns, la compromission des autres et la traîtrise de tous. Avec vous, la Tunisie est tombée tellement bas que l’ignare prince du Qatar s’est adressé aux tunisiens en disant qu’il allait apprendre à leur président docteur en médecine à se tenir debout et à saluer, et que le président turc s’est autorisé de brandir le signal des frères musulmans au palais de Carthage et de faire des remontrances sur le tabagisme de notre président Saïed fraîchement élu avec 73% des suffrages et qui n’a pas trouvé mieux que de se justifier en invoquant une odeur de cuisine.
Par votre faute à tous, Si Tahar est mort sans avoir vu son rêve d’une Tunisie prospère, libre, démocratique, ouverte sur le monde, émancipée et forte se réaliser.
En parcourant notre historique commun avec Si Tahar, j’ai retrouvé cette lettre qu’il vous a adressé de son vivant et que j’avais partagée sur mon mur. De son linceul, il doit bien vous maudire.

Excellentissime, Prof. Tahar Labassi

« CHAY INATTA9 » OU « MAKHYABKOUM »

« On a marre de vos discours creux, qui ne nous parlent pas, de votre musique « nanani nanana ». On veut du rythme, de la musique. On n’aime pas vos costumes cravates, votre coupe de cheveux, le look « faux jeune » de Marzouk en veste et jean repassé.

On déteste votre cinéma nostalgique, folklorique, anecdotique, qui prêche la bonne parole au lieu de nous émerveiller. « La Goulette » est médiocre, « Making off » parle trop. D’ailleurs vous parlez trop « ya9ta3 3sabkoum ach titkalmou ». On n’aime pas les donneurs de leçons, ceux qui croient tout savoir. Nous voulons un théâtre plein de lumières et de gestes, on a marre des discours qui se veulent prophétiques.

Votre télévision est une honte, on ne la regarde pas. Aux plagiats des séries de Fahri et des programmes des fausses pistes de Balloumi, nous préférons les copies originales qu’on télécharge tous les jours. Les débats, on n’ose même pas regarder, un journaliste qui parle plus que ses invités, des invités qui débitent des bêtises, genre Ben Brik ou Safi Said, ou qui se mettent en colère et commencent à crier et cracher leur salive comme Abbou.

Arrêtez de nous prendre pour des égarés qu’on devrait ramener sur le droit chemin. On veut creuser notre propre chemin, au risque de s’égarer, comme c’était le cas pour vous.
Laissez-nous vivre, respirer, ôtez-vous de notre soleil. Si on boycotte les élections c’est parce que vos têtes de «momies » ne nous reviennent pas. Vous êtes bons pour la casse, disparaissez. Laissez-nous vivre le vide, qui vous fait tant peur. »

Et vous, mes amis, mes compatriotes, combien d’entre nous mourront l’âme brisée par le chagrin de ceux qui sont partis avant nous, sans avoir agi. Jusqu’à quand allons-nous nous contenter de notre post Facebook quotidien pour nous donner bonne conscience, en laissant la scène à ces tocards qui nous volent notre pays et nos rêves depuis des années ?

Abdelaziz GATRI. Expert-conseiller, opérations de commerce international, contentieux douanier.

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