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Par Hadi Sraieb – Ne pas perdre sa vie à la gagner !

Par Hadi Sraieb – Ne pas perdre sa vie à la gagner !

Cette formule choc apparue au tournant des années 70 (Mai 68) va faire florès tout au long des décennies suivantes, (Occupy Wall Street, mouvement des indignés, nuits debout, printemps arabes ; où travail et vie dignes sont des leitmotivs centraux). Aujourd’hui encore, cette figure elliptique tire sa force de la répétition d’un même mot dans deux acceptions différentes. En effet, le jeu de mots s’appuie sur l’opposition de sens du mot vie autour de 2 expressions figées. « Perdre sa vie »: c’est-à-dire « mourir », pris ici au sens de « gâcher sa vie », et « gagner sa vie » ; c’est-à-dire pris au sens « d’une activité permettant de quoi vivre dignement ». 

Nous autres économistes, passons notre temps à mettre en relation des indicateurs statistiques pour tenter d’en dégager des enseignements et par là, d’en suggérer des recommandations. Le travail est appréhendé comme une variable quantitative, il est vrai sous des formes diverses (emploi, chômage, salaire, productivité), mais laisse aux bons soins d’autres disciplines (sociologie, psychologie) d’en étudier toutes les dimensions et facettes qualitatives. Ce faisant nous nous privons d’une compréhension plus globale de nos propres phénomènes étudiés.

De fait le constat est sans appel : Trop peu de travaux académiques sont consacrés à l’étude de « la mise au travail » prise dans ces deux acceptions : les conditions d’effectuation du travail d’une part et les conditions de vie au travail, d’autre part. Ce champ recouvre les pratiques managériales de l’organisation du travail, les modalités de la subordination salariale, les dispositions relatives à la vie même au travail (santé, salaire, reconnaissance, utilité sociale, éthique, sens…toutes choses consubstantielles à l’activité de travail).

Expliquer une baisse tendancielle de la productivité par le seul indicateur de la production rapporté à l’effectif employé est pour le moins réducteur, pour ne pas dire de méprise grave ou de grossière erreur.

Pourtant il existe dans notre société nombre de signes persistants, voire avant-coureur

Les grèves sporadiques et perlées, les soulèvements spontanés se sont considérablement accrus au cours des dernières décennies D’autres phénomènes tout aussi importants tels l’absentéisme, le turn-over, l’abandon de poste, la démission sans notification, la transgression de consignes, la déloyauté ont atteint des niveaux inégalés. On pourrait ajouter à ces phénomènes, les effets des processus de travail proprement dit : baisse de la qualité, défaut de fabrication et rebus, retours usine, témoignent aussi et à leur manière de questions liées à l’organisation managériale du travail comme aussi du ressenti physique et psychique des salariés (individuel et collectif) dans l’exécution de leurs tâches de travail (flânerie, démotivation).

Toutes ces questions ont été très longtemps (trop longtemps) ignorées, et pour ainsi dire refoulées au profit de la recette éprouvée et toujours d’actualité : « emploi + consommation » qui devrait assurer bien être, cohésion sociale, stabilité et ordre (social s’entend). Mais « ce travail pour consommer » est venu buter sur les modalités mêmes, les exigences et les conditions, de cette mise au travail, autrement dit sur les pratiques managériales de l’organisation du travail.

Si ce constat du « mal être au travail » protéiforme était inexact ou tendancieux, on ne comprendrait pas alors, l’éclosion puis la prolifération de tous ces spécialistes en « bien être » : formateurs PNL, coach en développement personnel, professeur de yoga, conseil en RSE, consultant en organisation, psychologue du travail.

A l’évidence le marché du bien-être est en plein développement

L’espace imparti ne permet pas de conduire une réflexion critique de ces « thérapeutes » des « syndromes d’épuisement professionnel » (pénibilité, usure, maladie, accident, absence de reconnaissance, conflits douloureux entre valeurs professionnelles des individus et normes de gestion, souffrances psychiques, perte de sens du travail…). Tant est si bien que ces diverses « spécialistes » du « bien être » apparaissent pour ce qu’ils sont en réalité : des palliatifs aux  différents maux qui trouvent leur origine dans un « mal management du travail » : dans un travail malmené, en miettes, considéré comme une variable d’ajustement censée s’adapter en permanence aux injonctions de prescriptions et de normes décidées ailleurs sans la moindre consultation, ni la moindre implication des intéressés. D’où l’adhésion sans attache. Un salariat de méfiance voire un salariat de défiance.

La persistance d’une vision naturaliste et essentialiste y est pour quelque chose: le Tunisien est paresseux, fourbe, déloyal, rebelle, réfractaire à toute discipline…témoigne encore, s’il en était besoin, de ce déni constant des instances managériales et dirigeantes (mais aussi d’une fraction de l’intelligentsia académique), persuadées qu’elles sont de cette « fiction » consistant à croire et à faire comme si le travail était un « bien détachable » de la personne au travail !

L’organisation du travail comme la gestion des personnes et des collectifs, sont censées s’inspirer de principes prétendument objectifs et neutres (vision taylorienne actualisée sous la forme du Lean management).

Des commandements qui en réalité contraignent les travailleurs à des consignes, normes, et modalités de surveillance et de contrôle qui nient toute subjectivité individuelle et conscience collective (sens du travail, raison d’être, servir autrui) et qui subordonnent leur activité aux seuls critères quantifiés, d’efficacité (tâches spécifiques isolées et routinières), de performance (économies de temps et de coûts) et de rentabilité.

Au total une organisation du travail qui fait bien plus de dégâts et de ravages que ne le laisse entendre la simple énumération faite plus haut

En effet et dépit du progrès des connaissances sur les liens entre la survenue de maladies professionnelles et les expositions à des situations de travail délétères, les méfaits du travail sur la santé restent frappés d’une forme « d’invisibilité préoccupante ». C’est à la fois le cas sur le plan statistique, mais aussi d’un point de vue juridique ou médiatique. Cette invisibilité est préoccupante, singulièrement parce qu’elle reflète les impasses durables de la protection sociale du travail. Pour preuve ; quand ces statistiques existent, elles sont outrageusement sous-estimées.

Techniciens de santé, cliniciens, chercheurs (CRES) confirment que les maladies professionnelles et les accidents du travail souffrent d’une sous-déclaration systématique (sous reconnaissance des maladies professionnelles due à une couverture réduite: exclusion de certaines branches,  du secteur public, des indépendants, et des travailleurs de l’informel (46% de la population active). Pathologies professionnelles, mais aussi souffrances psychiques fruits d’une organisation de mise au travail obsolète et attentatoire qui continue à faire l’objet de cette sous-reconnaissance massive et permanente !

 Certes, n’en doutons pas, il existe bien ici ou là des entreprises dans lesquelles il fait bon travailler. Mais si les pratiques managériales font véritablement problème, il est alors impératif de repenser l’organisation afin de définir de nouvelles lignes de conduite mieux adaptées permettant aux salariés de travailler en santé, en sécurité, en compétence, et en dignité, car aux fins du fin, les besoins des travailleurs ne se réduisent pas au seul salaire !

Hédi Sraieb, économiste du développement

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