A la une

Par Youssef Zied Elhechmi: Crise migratoire sur fond de crise diplomatique non avouée.

Par Youssef Zied Elhechmi: Crise migratoire sur fond de crise diplomatique non avouée.

Loin des analyses superficielles et réactionnaires de la classe politique tunisienne. L’affaire de l’entrée illégale de plusieurs centaines de subsahariens ces derniers jours en Tunisie reflète d’après moi plusieurs faits réels qu’il va falloir analyser de manière objective loin de toute émotivité.

Ces faits dépendent en premier d’un Postulat : Les frontières entre l’Algérie et la Tunisie sont parmi les frontières les plus surveillées au monde à cause de la présence depuis quelques années de terroristes d’AQMI et de Ansar Chariaa, mais aussi à cause de la contrebande qui sévit. Une présence militaire et sécuritaire renforcée est donc en place depuis plusieurs décennies qui a été renforcé depuis 2011 en moyens humains et logistique mais aussi avec des protocoles de coopération entre les deux pays. Il est donc inconcevable que plusieurs centaines d’individus passent les frontières sans que les militaires algériens ne soient au courant ou que les sécuritaires ne puissent les appréhender.

A partir de ce postulat plusieurs Thèses peuvent découler :
On est en droit de penser que l’omerta sécuritaire et militaire algérienne a décidé d’ouvrir les vannes au passage des subsahariens à travers leurs frontières avec la Tunisie, cette thèse est d’une probabilité assez élevée qu’on peut presque considérer qu’il s’agit d’un fait. Toute la question est donc de connaître le pourquoi. Je ne pense pas que l’Algérie a subitement eu des problèmes pour contenir sur son territoire ou même rapatrier des étrangers qui passent ses frontières illégalement. Je pense plutôt que cette méthode d’ouvrir ses frontières (qui a été utilisé d’ailleurs par la Turquie et la Libye pour faire pression sur l’Union Européenne à un certain moment) est actuellement utilisé par une puissance influente dans le pouvoir algérien pour mettre la pression sur le pouvoir exécutif en Tunisie, et aujourd’hui, qui dit pouvoir exécutif, dit président de la République.
Avant de poursuivre notre analyse, revenons un peu à l’état des relations entre les deux pays. L’état actuel des relations entre le président tunisien et le président algérien et entre l’Algérie et la Tunisie est assez complexe à analyser car dépendant de plusieurs paramètres et intérêts qui ne vont pas toujours dans le même sens. Pour l’Algérie, la stabilité de la Tunisie sur le plan social et sécuritaire est stratégique car intimement lié à la stabilité et la sécurité de l’Algérie dans un contexte régionale menaçant pour l’Algérie qui est resté un des rares pays arabophones à avoir pu maitriser, non sans difficultés, l’influence de la vague du printemps arabe. Sur le plan géographique, la seule frontière terrestre actuellement viable pour l’Algérie est celle qu’elle partage avec la Tunisie et dans une bien moindre mesure quelques frontières sud avec les pays subsahariens. Pour le pouvoir algérien, il est aussi stratégique que la Tunisie puisse sortir de sa crise économique, maintenir la stabilité sécuritaire tout en garantissant que le pouvoir tunisien soit allié au pouvoir algérien. Si on veut aller plus loin, on dira que l’Algérie verrait d’un bon œil le contrôle de l’opposition tunisienne, surtout celle acquise à l’occident et qui pourrait nuire aux intérêts de l’Algérie, mais ceci n’est qu’une hypothèse qui n’implique pas nécessairement une pression ou une intervention directe ou indirecte de l’Algérie en Tunisie, chose qui nous semble peu probable dans le contexte actuel. Pour résumer, l’Algérie profite de la stabilité politique et sociale de la Tunisie garanties depuis le 25 juillet 2021 par le président Kais Saied, et à concédé en contrepartie plusieurs aides financières et non financières pour la Tunisie qui ont permis à Kais Saied de maintenir un certain degré de stabilité sociale, et de boucler les budgets de l’Etat en se libérant des pressions d’ordre politique du fond monétaire international et de certains de ses principaux actionnaires. Sur le plan des réformes économiques par contre, nous pensons que le président KS ne répond pas aux attentes espérées de l’Algérie, qui comme tout investisseur, désire bien sur que ses investissements soient utilisés de manière judicieuse pour un résultat palpable à court et moyen terme, chose qui ne semble pas être le cas en ce qui concerne le management de la crise économique par le gouvernement de KS. Les Algériens pourraient se montrer impatients sur le plan des réformes économiques en Tunisie, mais il n’est pas question pour eux de perdre leur allié majeur, qui répond le plus à leurs attentes pour le moment, en la personne de KS.

La crise Ukrainienne ne peut être occultée de cette analyse géopolitique tant elle à eu un impact significatif sur les plans politique, économique et social. La Tunisie et l’Algérie ont cependant subi la crise ukrainienne de manière totalement différente. En Tunisie, cette crise à entrainé un approfondissement du déséquilibre de la balance commerciale et de l’inflation importée, à cause de l’élévation exponentielle du prix des denrées alimentaires, particulièrement les céréales et celui de l’énergie et du transport maritime. A travers le retentissement de la crise ukrainienne sur les pays européens, principaux clients commerciaux de la Tunisie, les pressions sur l’industrie tunisienne se sont aussi accentuées de manière exponentielle aggravant encore plus le déséquilibre de la balance commercial. La pression sociale s’est aussi accrue d’un cran à cause de l’inflation galopante mais aussi de plusieurs crises successives de rupture de stock de denrées alimentaires essentielles que le pouvoir en place à eu du mal à prévoir en premier et à gérer en second lieu. En Algérie, la crise ukrainienne a eu un impact moins prononcé sur l’inflation, car elle a surtout permis d’ouvrir la vanne de l’exportation du gaz naturel algérien, qui avec l’élévation du prix du gaz à l’échelle internationale a permis à l’Algérie de sortir son épingle du jeu avec beaucoup moins de dégâts. Nous pensons que la stabilité ainsi renforcée des équilibres financiers de l’Etat Algérien ont permis au pouvoir algérien d’être plus patient et moins exigeants avec les échecs du président tunisien à redresser l’économie, et de lui octroyer ainsi un sursis qui pourrait le faire arriver aux élections de 2024 et de continuer à tenir tête aux pressions occidentales sur les réformes politiques et le chantage effectué à travers le fonds monétaire international.

Ainsi, nous pouvons dire que KS représente encore pour le président algérien et aussi pour l’omerta sécuritaire algérienne un allié majeur et irremplaçable pour le moment.

Au cours des derniers jours, le seul incident venu ternir ce conte de fées, est la libération puis l’autorisation de quitter le territoire tunisien pour la France octroyé pour Mme Amira Bouraoui (médecin gynécologue et grande activiste d’opposition) alors que sa fuite de l’Algérie à été jugé comme un affront majeur à la souveraineté de ce pays. Nous pensons que dans cette affaire, le pouvoir tunisien à eu à prendre une décision difficile entre le mauvais et le moins mauvais choix, celui de se mettre à dos la France ou de se mettre à dos l’Algérie sans aucune autre échappatoire possible, du moins officieusement, car officiellement, Amira Bouraoui a quitté la Tunisie pour la France et c’est le ministre des affaires étrangères tunisien qui en a payé le prix. Officiellement, cette solution arrange aussi bien le pouvoir tunisien que le pouvoir algérien qui ne veut certainement pas perdre son allié tunisien majeur et encore moins paraître affaibli devant lui. Cependant, pour revenir à notre histoire d’immigrés clandestins, nous pensons que dans la sphère du pouvoir algérien, tous n’ont pas été du même avis face à cet affront de la France mais aussi de la Tunisie. Deux messages sortent de cette histoire, le premier est que le pouvoir algérien est désormais divisé sur la question du soutien à KS, le second est que l’Algérie n’hésitera pas à faire payer au pouvoir tunisien tout écart qui risque de porter atteinte à sa stabilité ou à sa souveraineté.

Enfin, nous tenons à préciser que cet article ne reflète qu’une analyse géopolitique qui reste théorique et qui ne représente pas en elle-même une vérité absolue.

Youssef Zied Elhechmi

Professeur agrégé en Médecine Intensive et Réanimation

Activiste politique

Que se passe-t-il en Tunisie?
Nous expliquons sur notre chaîne YouTube . Abonnez-vous!

Commentaires

Haut