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Par Sadok Ben Ammar : Transformer des régions désertiques en zones vertes pour renverser la vapeur en faveur de la Vie et de l’espoir !

Par Sadok Ben Ammar : Transformer des régions désertiques en zones vertes pour renverser la vapeur en faveur  de la Vie et de l’espoir !

Au courant du mois écoulé, la presse a annoncé l’intention du Président de la République de créer un Office de développement du Sud et du désert, inspiré de l’Office de développement de Rjim Maatoug, «qui a réussi à transformer cette région désertique en zones vertes et productives». Pour rappel, située dans le gouvernorat de Kébili, pas loin de la frontière algérienne, cette oasis développée sur une superficie de 2500 hectares est le fruit d’un partenariat initié depuis 1984 entre l’Office de développement de Rjim Maâtoug et le ministère de la Défense nationale. Transformer un désert en paradis vert productif, n’est-ce pas un rêve ? À la base de ce rêve, la découverte au début des années 1970 du Système Aquifère du Sahara Septentrional (SASS) dans la foulée de recherche pétrolière : en creusant des forages, les pétroliers tombaient sur des nappes d’eau !

S’il est techniquement possible de transformer des pans entiers de territoires arides en espaces de cultures, les résultats attendus, en particulier la vitesse de réalisation des projets ainsi que l’ampleur de leurs retombées économiques dépendent beaucoup des choix qui seront effectués au moment du lancement de l’initiative. Auteur de l’essai « Les lettres du Sahara » qui traite de ce sujet, j’ai proposé d’exposer ici le modèle économique développé de manière à nourrir la réflexion, et peut-être ouvrir le débat. Cependant, il semble que nous ne pouvons avancer dans l’analyse sans aborder le dilemme de la surexploitation du SASS qui fait couler beaucoup d’encre depuis un certain temps.

Le dilemme de la surexploitation du SASS, et la nécessité d’en sortir par le haut !

Le SASS a donné lieu à des analyses poussées, en particulier par l’Observatoire du Sahara et du Sahel (OSS). Nous pouvons synthétiser comme suit les principales données: ce système aquifère est formé de deux nappes superposées : les nappes aquifères du Continental intercalaire, couche la plus profonde, souvent appelée albien, et l’aquifère du Complexe Terminal; l’aquifère a une profondeur allant jusqu’à 3 000 mètres et s’étend sur un large territoire d’un million de km², dont la plus grande partie se trouve en Algérie ; sa réserve d’eau a été estimée à 60 000 milliards de mètres cubes avec un tirage et un renouvellement annuel de la nappe estimés respectivement à un et trois milliards de mètres cubes par an. Ces données sont tirées du document intitulé « L’eau dans nos régions » publié par l’Observatoire du Sahara et du Sahel en 2020. 1

Il en suit que si l’on adopte le jargon de la durabilité qui veut que l’on ne doive pas puiser dans la nappe un volume qui excède le renouvellement de la nappe, le SASS est surexploité à raison de deux milliards de mètres cubes par an (tirage annuel de 3 milliards de mètres cubes – renouvellement annuel d’un milliard de mètres cubes). D’un autre côté, peut-on réellement crier à la surexploitation lorsque l’on compare un réservoir d’eau de 60 000 milliards de mètres cubes à un volume de surexploitation de 2 milliards de mètres cubes par an ?

Même si l’on pose que toute l’eau ne pourra pas être puisée et que l’aquifère s’étend surtout en

Algérie, la division (60 000/2) indique beaucoup de marge !

Donc, encore une fois, peut-on crier à la surexploitation du SASS ? Le dilemme est que l’on ne peut se satisfaire ni d’un « oui » ni d’un « non » comme réponse à cette question, chacune des réponses pouvant être confrontée à des attaques justifiées ; il n’est possible d’en sortir qu’à la condition de développer une nouvelle vision capable d’unir autour d’un projet d’avenir suffisamment ambitieux pour taire les oppositions. Passons à l’argumentation. Certains soutiennent qu’il faudrait lutter activement contre la surexploitation du SASS en créant une police de l’eau chargée de contrôler et de punir les contrevenants. Cette argumentation est malheureusement peu crédible dans la perspective de l’augmentation graduelle de la température dans notre pays en raison du changement climatique. Plus de chaleur implique plus d’évaporation et, si l’on associe cette donne à la baisse attendue de la pluviométrie dans notre région à l’horizon 2050 (ces deux éléments sont soulignés par le GIEC), nous assisterons vraisemblablement à une « course aux pompages » avec des gaspillages importants, l’élévation des coûts de pompage en raison des affaissements de terrain et fatalement à des tensions régionales. L’eau est vitale à la vie et dire qu’elle ne peut être utilisée en cas de pénurie est très peu crédible, surtout dans le cadre d’une nappe transfrontalière. D’autant plus lorsque l’on sait que nos voisins réalisent déjà d’ambitieux programmes agricoles au Sahara…

Nous pouvons aussi avancer l’argument selon lequel il paraît inapproprié de continuer à raisonner en termes de ressources lorsque la planète entière fait le pari de la technologie pour son avenir. L’alternative idéale à la ponction dans le SASS est le dessalement de l’eau de mer, mais cette solution est encore trop coûteuse, essentiellement à cause du coût de l’énergie qui représente environ 70% du coût du mètre cube d’eau dessalée. Cette technologie, économiquement viable pour fournir l’eau potable aux villes, ne l’est pas encore pour l’agriculture en raison de son coût élevé d’exploitation. Mais, si l’on se projette à l’horizon de 2050, l’énergie du futur semble être celle de la fusion nucléaire. Une énergie abondante à très faible coût permettra alors de dessaler l’eau de mer à très faible coût et pourra prendra le relais du SASS pour arroser les cultures du Sud. De nombreuses start up existent déjà dans le domaine de la fusion nucléaire et des progrès réels largement diffusés sont enregistrés chaque année. Cependant, si l’on ne peut pas rejeter d’un revers de la main la perspective de la surexploitation du SASS, on ne peut pas non plus l’accepter sans réserve dans la mesure où l’eau des nappes profondes se ne se renouvelle que très peu et que nous avons une responsabilité vis-à-vis des générations futures. Une situation de compromis se dessine : Exploiter cette ressource vitale de la manière la plus durable possible pour valoriser au mieux chaque goutte d’eau avec un modèle économique à la hauteur des enjeux.

Vers quel modèle économique s’acheminer pour dépasser le dilemme posé par la surexploitation du SASS?

En sortant du dilemme de la surexploitation du SASS, deux options stratégiques surgissent immédiatement : doit-on considérer l’eau du SASS comme un bien public, ou un bien privé : faudrait-il créer un marché de l’eau avec des enchères où le prix du mètre cube se négocie au sein d’une bourse de l’eau, comme c’est le cas en Australie, ou bien devrait-on considérer l’eau comme un bien public devant profiter au plus grand nombre. « Les lettres du Sahara » soutient l’option de l’eau bien public et nous n’approfondirons ici que cette voie.

« Les lettres du Sahara » propose de mettre en œuvre un modèle novateur de Partenariat public privé (PPP) de mise en valeur de territoires désertiques qui couple production agricole et production d’énergie renouvelable dans le cadre de « villages verts ». Ce modèle pose le

« Village vert » comme un espace hydroagricole abritant une ferme solaire. La particularité du village est d’être à la fois une entité hydroagricole et une entité de production d’énergie renouvelable qui injectera les surplus produits dans le réseau national (STEG), ainsi qu’en direction de l’Europe à travers le câble sous-marin ELMED reliant la Tunisie à l’Italie.

Le « Village vert » s’inscrit dans la perspective de l’adaptation et de l’atténuation climatique dans un cadre d’économie sociale et solidaire (ESS). Sa particularité sera de combiner partenariat public privé (PPP) et ESS à travers la création d’une coopérative agricole regroupant les acteurs du village qui participent à l’activité agricole. Du point de vue institutionnel, l’écosystème du « village vert » met en œuvre quatre parties : la société de projet ou SPV pour « Special Purpose Vehicle », c’est-à-dire une entité légale abritant les investisseurs publics et privés détenant les actifs au sens comptable dans le projet, une coopérative agricole, une société de mise en valeur, société d’exploitation issue du SPV, et un office de développement. Les terrains agricoles du sud étant en grande partie propriété d’état, nous pouvons envisager une rétrocession progressive des terrains aux agriculteurs qui auront participé à la valorisation de la terre. Une fois la rétrocession actée, la société de mise en valeur achètera les produits agricoles auprès de la coopérative. Jusqu’à cette date, la coopérative agricole sera une coopérative de production travaillant pour le compte de la société de mise en valeur. Plusieurs variantes peuvent être envisagées autour de ce cadre général. Nous pouvons ajouter qu’il serait utile que l’office de développement soit chargé des forages d’eau et qu’elle commercialise cette eau à un prix à la fois abordable pour les développements agricoles (ex.: différents prix selon la qualité de l’eau) et suffisants pour pérenniser son développement, en particulier pour financer ses travaux de recherche appliquée dans le domaine de l’agriculture en zone aride.

Passons sur les développements techniques et portons plutôt notre attention sur les avantages du modèle économique. En combinant production agricole, production d’énergie verte et économie sociale et solidaire (ESS), il devient possible de transformer les défis énergétiques, de sécurité alimentaire, de développement régional des régions sud du pays et des migrations en opportunités pour tous : pour la jeunesse, pour les investisseurs, pour la région, pour l’État et même pour l’Europe.

La dimension ESS du village vert mettra en jeu un nouveau rapport de coopération avec l’Europe autour de la réciprocité suivante : engagement d’achat par l’Europe des surplus en énergie verte produits par les « villages verts » pour offrir des perspectives de vie à la jeunesse qui, en échange, ne sera plus tentée par l’immigration.

Ce modèle maximise les sources de financements potentielles (Investisseurs, État, Caisse des dépôts, Union européenne, lignes bilatérales et financement multilatéral, ONG, RSE,  mécénats…) dans la mesure où il met en jeu trois dimensions : la dimension purement business qui tire profit des facilités énergétiques et agricoles, la dimension politique et géopolitique pour le pays et la région, la dimension humaine et spirituelle qui reconnecte les hommes à leurs racines en plaçant l’humain en première place des priorités. Nécessitant très peu d’investissements publics (à la limite, un État et une région peuvent se contenter de fournir un terrain au SPV, terrain qui deviendra propriété des agriculteurs de la coopérative agricole au terme de la rétrocession), ce modèle offre l’avantage de pouvoir être facilement reproductible ailleurs, en particulier dans les pays du Sahel qui font face aux mêmes défis que nous et disposent des potentiels similaires : beaucoup d’eau dans les nappes profondes et beaucoup de soleil. Combiner de l’eau et de l’énergie verte dans le Sahara permet de mettre en œuvre les ingrédients de la Vie dans un sable où tout pousse rapidement, un sable en attente de nouvelles promesses des Hommes. Le principe de base du modèle économique : Changer la donne en faveur de la Vie et de l’espoir à travers la réalisation de grands desseins qui permettent d’affronter les défis avec vigueur.

Enfin, nous ajouterons l’important potentiel de recherche et d’innovations dans le domaine de l’agriculture en zone aride à travers le développement de centres de recherches appliquées publics et privés au milieu des champs de cultures. Également le potentiel de développement d’un tourisme saharien de haute valeur ajoutée pour des retraites et des conférences. Le principal avantage du modèle est qu’il crée de la valeur pour l’ensemble des parties concernées (agriculteurs, État, région, investisseurs, Union européenne…) et qu’il permet d’aller vite à une époque charnière de notre histoire où il n’y a pas de temps à perdre.

Du point de vue du choix des sites pilotes, nous en mentionnerons trois : en Kebili, en prolongement de Rjim Maatoug ; dans le gouvernorat de Tataouine, au pied de la chaîne montagneuse du Dahar en raison de la faible profondeur de la nappe dans la zone (autour de 500 mètres) ; renouveler la mission d’El Borma dans le grand Sud et de la SITEP.

Enfin, pour élargir la perspective, cette initiative ouvrira la voie à la construction d’une économie de l’hydrogène qui profitera directement aux peuples des deux rives de la Méditerranée. Le croquis du projet alternatif illustre la possibilité d’établir des « villages verts » dans des espaces à faible densité, au-dessus des nappes aquifères profondes, près de la route transsaharienne et des électrolyseurs sur le littoral des pays d’Afrique du Nord.

Sadok Ben Ammar, économiste et auteur de l’essai « Les lettres du Sahara »

 

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