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Par Hadi Sraïeb : Le solutionnisme technique est dans l’impasse !

Par Hadi Sraïeb : Le solutionnisme technique est dans l’impasse !

Comme il se doit, tout ce que le pays compte de spécialistes académiques et d’experts professionnels, se sont mis en demeure de réagir aux effets dévastateurs de la pandémie Covid-19. Chacun y va de son diagnostic et de sa solution en vue du retour à la vie normale et à la poursuite de la marche en avant. J’en fais partie, -il va sans dire-, sans toutefois toujours adhérer aux présupposés qui sous-tendent les préconisations avancées.

De manière générale le solutionnisme technique est cette propension exorbitante à penser que la technique pourrait à elle seule résoudre tous les problèmes de l’humanité. Dit autrement, les avancées technologiques seraient en mesure d’apporter des réponses efficaces aux grands défis de nos sociétés modernes. Ne sommes-nous pas en attente pétrifiée et anxieuse d’un vaccin ou d’un traitement palliatif ? Quid de leur non-survenance ?

Allons plus avant. En présence d’une question économique, sociale, écologique, il suffirait de l’analyser de telle manière à ce qu’elle devienne un problème technique, qui dès lors trouverait invariablement sa solution, dans la mise au point d’une technologie adéquate. Sans abuser d’exemples, notons que la précarité est pensée seulement comme un problème (alors même qu’il s’agit de droits légitimes liés à la dignité humaine) qui doit trouver « sa solution » dans une technique d’« assistance » ciblée, voire de déploiement « efficace » et « pragmatique » de dispositifs caritatifs !

La précarité pour ne reprendre que cet aspect du « vivre ensemble » n’a pourtant rien de fatal, encore moins de naturel. Elle est le sous-produit d’une forme d’organisation sociale et politique ; forme d’organisation, qui elle, n’a rien de technique. Mais il est vrai que les belles âmes se satisfont de croire qu’il existe bien des techniques de réduction de « ce fléau » (sic) ! Sa permanence témoigne bien de l’impuissance de la technique.  Une nouvelle et éclatante illustration nous en est donnée ces derniers jours, par le chœur unanime (à ne pas confondre avec le cœur) appelant à des mesures « ciblées » pour venir en aide aux plus démunis et aux sinistrés économiques, non pas tant par un élan subit d’altruisme, mais bien plus surement afin d’éviter de possibles troubles, émeutes et autres violences aveugles !

De manière encore plus générale, le solutionnisme technique s’observe chaque fois que la logique du traitement des effets prend le pas sur la logique de traitement des causes profondes et masquées au regard de l’empirisme immédiat. Le surgissement d’un virus en Afrique donne lieu à une vaccination systématique, sans que n’aient jamais été traitées, -à aucun moment-, les raisons de la survenance épidémique. Des causes dont on sait pertinemment qu’elles résident dans les conditions générales d’hygiène et d’existence des populations, du dénuement de leur système sanitaire, quand ce n’est pas le contrecoup d’une dégradation du milieu environnant et d’empiétement sur la biodiversité (déforestation et Ebola sont intimement liés).

Il ne s’agit pas ici, on l’aura compris, d’une remise en cause de la technique en soi. Pas de techno-phobie !

Pas plus que des mesures générales par le gouvernement qui tente de réduire les effets induits de la pandémie. Mais bien plutôt de la critique de cette nouvelle croyance persistante largement partagée qui tend à déifier et idolâtrer la technologie toute puissante là où le binôme problème-solution se situe en réalité dans l’ordre politique (priorités alternatives objet de la délibération démocratique) et/ou dans l’ordre du social (partage, solidarité et autres solutions de mutualisation).

Là où le solutionnisme technique est le plus visible, c’est dans la sphère de l’économique. Les économistes (dont je fais partie) et autres partners ont acquis la conviction, qu’ils leur revenaient la tâche suprême mais présomptueuse d’identifier la nature des problèmes, de leur intensité et de leur amplitude, puis celle, non moins prétentieuse, d’élaborer des réponses macro-techniques sous la forme de mécanismes à mettre en œuvre. Il est vrai qu’entre temps et que partout dans le monde, l’économique est devenue science des sciences sociales. Totem universel qui a ses chamanes et ses docteurs (dont je suis aussi).

Plus près de nous, sont avancées des solutions au problème économique résultant de la crise du Covid-19.

L’approche revêt (faussement, mais pas toujours) les attributs constitutifs de la scientificité : recherche d’objectivation des questions abordées, neutralité bienveillante, apparente indifférence politique, rationalité des préconisations avancées. Le tout est, bien évidemment, enveloppé dans la sophistication de formules et du langage ésotérique de l’entre soi qui l’accompagne. Une terminologie connue et reconnue par ses pairs et par la fraction initiée de l’opinion. L’heure nous dit-on serait à un retour à la vie normale, à la reprise économique ! Certes, mais encore ? Il faut sauver « le secteur privée », « les PME », « le tourisme », « les industries exportatrices ». Du coup et techniquement la réponse réside exclusivement dans l’ampleur des enveloppes budgétaires et financières du secteur bancaire qu’il convient de mobiliser : 2.5 Md DT, 10 Md DT, 12.5 Md DT ?

Oui mais voilà, le problème du sauvetage se translate en un problème de soutenabilité financière du pays ! Sourcilleux, le gouverneur de la BCT ne manque pas de rappeler que ni planche à billet ni monnaie hélicoptère ne sont possibles ni même envisageables, garant qu’il est, des objectifs « consacrés » de son institution ! Le Ministre des Finances n’est pas en reste, et en toute objectivité (doctrinale) il fustige toute solution permettant de monétiser le report des échéances dues au titre des intérêts comme du principal (près de 7 Md DT au titre de cette seule année 2020, trois fois rien en somme !) Qu’à cela ne tienne, nous disent d’autres spécialistes, la solution complémentaire aux mesures arrêtées serait d’exonérer d’impôts et de charges sociales les TPE et PME en difficulté !

On ne peut que rester pantois et déconcerté devant une telle désinvolture, -pour ne pas dire imposture-, de ces experts qui prennent soin de camoufler des turpitudes derrière de prétendus calculs d’utilité collective ! Car à y regarder de plus près le fameux « informel » est bien présent au sein même du « formel » sous les formes diverses du travail non déclaré, des contrats précaires sans couverture sociale. En toute première approximation, « les effectifs informels du secteur formel » seraient de 600.000 en hypothèse basse et 800.000 en hypothèse haute soit entre 40 et 50% des « salariés » des seules activités manufacturières. Sans doute faut-il enfoncer le clou. Nous avions montré dans un précédent article que près de 2 millions d’actifs étaient totalement non déclarés et/ou non couverts, soit un peu plus de la moitié de la population active totale ! De quoi tout de même, relativiser cette fameuse « résilience », et le bien fondé des solutions uniformes de « sauvetage » du secteur privé (y compris de ses canards boiteux). A croire que « laissez-faire le marché » n’est plus du tout d’actualité !

L’économisme est bien un solutionnisme technique mais qui a un mal fou à cacher ses préférences. Les débats à venir vont porter encore et invariablement sur le taux de croissance qu’il faudrait atteindre pour consacrer la reprise, alors même que l’observation des effets dévastateurs aurait pu déboucher sur l’esquisse d’un autre devenir social. La question de cette « croissance appauvrissante » ne sera donc pas posée !

Le plan de relance n’est pas en cause (et même conjoncturellement inévitable), s’il pouvait être accompagné d’une délibération démocratique sur les inflexions et les virages que devrait prendre notre processus de développement : Que produire ? Comment produire ? Quelles opportunités de repositionnement ? Quelle place pour le marché intérieur dans un ensemble sensiblement moins dépendant de l’extérieur ? Quid de l’eau ? Quid d’une plus grande autonomie (à défaut de souveraineté) en matière alimentaire et énergétique ?

Ces questions ne sont toujours pas à l’ordre du jour… Au grand dam des sans voix !!!

Hadi Sraieb, Docteur d’Etat en économie du développement.

 

 

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